Si la tendance se maintient

L'avenir intéresse de plus en plus de gens. L'auditoire des futurologues de toutes sortes s'agrandit. Spécialiste des tendances, l'Américaine Faith Popcorn vend des millions de bouquins. Les magazines traitant du futur se multiplient. Bref, la prospective est à la mode. Tous et chacune, avec ou sans boule de cristal, tentent de prédire à quoi demain ressemblera. Diplômée de la maîtrise en administration des affaires (M.B.A.) en 1982, Anne Darche fait partie de ces gens qui tentent de percer les secrets de demain.

par Bruno Levesque

Graphiste de formation, gestionnaire et publicitaire de profession, la présidente de la firme montréalaise Natcom publicité promotion accorde beaucoup de son temps à ce genre d'analyse. Elle tente de voir quelles attitudes et quelles valeurs se cachent derrière certains signes extérieurs.

Tendance, quand tu nous tiens

Comme les gens se projettent souvent dans leurs achats, elle essaye de comprendre pourquoi ils préfèrent tel produit à tel autre à un moment donné, de voir d'où vient cette tendance et vers où elle se dirige.

Anne Darche puise son information dans la culture populaire et les médias. Elle examine quel type de produits les gens consomment. Tout l'intéresse, non seulement les produits de consommation, mais aussi les best-sellers à la mode et les émissions de télévision et de radio les plus populaires, le type de vocabulaire utilisé dans ces livres et émissions, les valeurs qui y sont véhiculées, etc. Elle lit aussi beaucoup de magazines. Ils constituent pour elle une source instantanée de renseignements. L'information y est déjà capsulée, explique la présidente de Natcom. Si on en lit un assez grand nombre, sans se limiter, si on lit autant ce qui est en vente près des caisses enregistreuses dans les épiceries que les magazines de psychologie et de sciences, on arrive à sentir assez bien ce qui fait vibrer les gens.

Anne Darche s'intéresse bien sûr aux produits canadiens et québécois, mais elle suit aussi de très près ce qui se passe aux États-Unis. Selon elle, la société canadienne et québécoise partage un grand nombre de caractéristiques avec la société américaine. Et comme ils sont plus nombreux et plus exubérants que nous, analyse-t-elle, les tendances émergent là-bas plus rapidement et de façon plus spectaculaire qu'ici. Il est donc très révélateur de surveiller ce qui est en vogue là-bas parce que, souvent, c'est ce qui le sera chez nous quelque temps après.

Anne Darche sembler adorer faire ce genre d'analyse. C'est devenu une véritable passion pour elle. On raconte même que son conjoint, enseveli sous les magazines, a dû lui faire fabriquer un présentoir digne des plus grands kiosques à journaux pour la maison. Je m'amuse dans tout ça, affirme-t-elle. C'est comme un casse-tête.

Si elle s'amuse, Anne Darche le fait avec beaucoup de sérieux. Et ses clients, de même que les organismes et les médias qui font régulièrement appel à ses services comme chroniqueuse ou conférencière, semblent la prendre très au sérieux. Je cherche constamment ce que je pourrais suggérer à mes clients, ce que je pourrais leur apporter comme vision, explique-t-elle. Comment nos communications devraient être teintées pour tenir compte de ce qui émerge dans tel ou tel secteur? Est-ce que je peux semer aujourd'hui, dans les communications de mon client, quelque chose qui rapportera dans un an ou deux?

Cette connaissance de ce que la présidente de Natcom appelle les tendances émergentes se révèle très utile quand vient le temps de concevoir une campagne publicitaire, d'en identifier les axes de communication et le positionnement idéal pour un produit ou un service. Reprenant le titre d'un livre très connu de Jacques Bouchard dans les années 70, Anne Darche se demande alors quelle corde sensible il serait préférable de faire vibrer chez le consommateur, compte tenu de son état d'âme, de ce qu'il consomme, de ce qui le préoccupe, de ses valeurs et attitudes.

La manière Natcom

Si l'étude des valeurs émergentes permet à Anne Darche de mieux remplir son rôle auprès des clients de Natcom, les renseignements qu'elle en retire reflètent aussi la façon dont l'agence est gérée. Natcom, tient-elle à préciser, c'est aussi beaucoup mon associé, qui est aussi l'associé majoritaire et le fondateur de l'entreprise, mais je mets quand même mon grain de sel, par exemple dans la façon d'embaucher.

La présidente explique que, pour Natcom, le mot pigiste n'est pas tabou. L'agence pratique en fait ce que les Américains on appelé le just in time, un concept qu'on a longtemps cru réservé au secteur industriel. Il s'agit pour Natcom d'embaucher les spécialistes dont l'agence a besoin au moment précis où le projet l'exige.

Bien sûr, un noyau de personnes (environ 30) travaillent à temps plein pour Natcom, mais un vaste réseau d'employées et d'employés temporaires gravitent autour de l'agence. Nous avons imaginé toutes sortes de formules pour les ententes nous liant avec notre personnel pigiste, explique la présidente. Il peut s'agir d'un nombre minimum d'heures de travail hebdomadaire garanti ou d'un salaire minimum mensuel. Nous sommes très flexibles. Chez Natcom, nous croyons qu'il faut savoir tenir compte de la qualité de vie de nos employées et employés. Les très bonnes ressources humaines recherchent une certaine qualité de vie et ne sont plus nécessairement attirées uniquement par des gros salaires.

Ainsi, chez Natcom, beaucoup de travail est fait à la maison et transmis à l'agence par modem ou par télécopieur. Les pigistes n'ont pas à être fidèles à Natcom et peuvent travailler pour d'autres agences. Mais ils doivent demeurer fidèles aux clients, précise Anne Darche, qui verrait mal un pigiste travailler aux campagnes publicitaires de compétiteurs.

L'avenir se fera à contrat

Le penchant d'Anne Darche pour l'étude des tendances émergentes lui fait aborder différemment la gestion de Natcom. Mais il la conduit aussi à étudier une problématique plus large : les transformations à venir dans le monde du travail.

Comme beaucoup d'autres, elle note d'abord que la durée de vie des organisations est en chute libre. Les réorganisations et les restructurations, auxquelles les entreprises procédaient une fois de temps à autre, sont maintenant devenues des processus continuels. Les emplois à vie vont disparaître petit à petit alors que les emplois à contrat se multiplieront.

La présidente de Natcom parle aussi de l'apparition prochaine d'entreprises virtuelles, c'est-à-dire de l'association temporaire des ressources de plusieurs petites entreprises pour concurrencer les grandes entreprises. Une telle organisation peut par exemple comprendre un manufacturier, un fournisseur, un distributeur, un représentant d'un bureau de vente et quelques clients. Les compagnies partagent les coûts, chacun des partenaires contribue dans son domaine d'expertise particulier. Chaque fonction ou procédé peut être de calibre mondial, ce qu'une compagnie seule ne peut pas offrir. Ainsi, les entreprises peuvent accéder à un marché qui, autrement, serait resté inaccessible.

Tous ces changements vont faire en sorte que les entreprises ne rechercheront plus les mêmes compétences qu'auparavant. Citant le magazine américain The Futurist, Anne Darche cite quelques caractéristiques que devront développer le travailleur et la travailleuse de demain : une grande capacité de lire son environnement, des habiletés transférables d'une entreprise à l'autre, une bonne capacité de s'autogérer et une grande habileté de communication écrite et orale. Les travailleuses et travailleurs de demain seront plus scolarisés et devront continuellement acquérir de nouvelles connaissances en fréquentant les services d'éducation aux adultes.

Selon Anne Darche, tous les futurologues sont d'accord pour dire que les femmes, d'autre part, vont prendre de plus en plus de place dans le monde du travail. Certains vont même jusqu'à dire que le prochain millénaire sera féminin. Plus prudente, la présidente de Natcom se limite au XXIe siècle. L'ère que nous venons de traverser en était une de développement, explique-t-elle. Nous avons fait la conquête de l'énergie, de la planète, etc. Nous abordons maintenant une ère de gestion des ressources. Il faut tout gérer : la natalité, l'éducation, l'environnement... bref gérer la décroissance. La société va donc avoir besoin d'habiletés de gestion, de bonne entente avec les autres, de conciliation, etc.

On verra de plus en plus de femmes à des postes de direction dans les grandes entreprises, entre autres parce qu'il y a de plus en plus de femmes dans les universités. Les femmes seront aussi de plus en plus présentes au sein des petites entreprises. Actuellement, deux fois plus de petites entreprises sont créées par des femmes que par des hommes, lance la futurologue. Je pense que c'est une façon pour les femmes de se donner l'occasion de gérer à leur façon, donc de pouvoir concilier vie personnelle et vie professionnelle.

Encore là, Anne Darche revient aux valeurs à la mode, à des tendances émergentes: un meilleur équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle, entre la performance et l'accomplissement, un souci de plus en plus grand de la qualité de la vie. En un mot, la réussite de la carrière n'est plus le seul objectif. Les gens découvrent petit à petit d'autres moyens que le corridor strict de la carrière pour réaliser leurs aspirations, conclut-elle. À une époque où tout est rapide, le nouveau luxe est d'avoir du temps pour soi.