Pas de rendez-vous prévisible avec le plein emploi

par Mario Fortin

Sur le plan économique, l'année 1974 a marqué la fin d'une période. Finalement touchée par les contrecoups du premier choc pétrolier, l'économie canadienne est alors entrée en récession. Le chômage s'est mis à progresser rapidement dans l'Est du pays, les provinces des prairies bénéficiant pour leur part des activités intenses liées à la mise en valeur des ressources énergétiques fossiles. Au Québec, le taux de chômage est passé de 6,6 p. 100 en 1974 à 10,9 p. 100 en 1978.

L'année 1989 a, elle aussi, sonné la fin d'une période. Après le plus long cycle d'expansion de l'après-guerre de l'économie canadienne, une vague de restructuration sans précédent frappe. Cette vague prend sa source dans l'important déséquilibre qui s'est accumulé pendant la décennie 80 entre les gains salariaux des employées et employés et la productivité du travail. Une dépréciation presque continuelle de la monnaie canadienne, à partir de 1976, avait permis de préserver la compétitivité des entreprises soumises à la concurrence étrangère. L'appréciation du dollar canadien, à partir de 1987, a graduellement révélé l'importance du déséquilibre entre la productivité et la rémunération et mené l'économie canadienne dans une longue et douloureuse récession.

Exposé à une concurrence étrangère plus compétitive, le secteur manufacturier y a laissé près de 25 p. 100 de ses emplois entre 1989 et 1993. Moins soumis à la concurrence étrangère, et protégé par une demande plus stable, le secteur des services a moins décliné. Dans l'ensemble, l'économie québécoise a tout de même perdu près de 100 000 emplois pendant cette période, poussant à plus de 13 p. 100 un chômage qui, malgré l'expansion des années 80, touchait déjà plus de 9 p. 100 de la main-d'oeuvre québécoise en 1989.

Aujourd'hui, les gouvernements et beaucoup de grandes entreprises sont engagées dans un processus de réduction de personnel. La construction est au point mort ou presque, en raison de l'abondance d'immeubles sous utilisés et du faible rythme de formation des ménages. Même si les secteurs d'exportation ont repris un rythme d'activité important, le marché de l'emploi demeure morose.

Petit à petit, les gens s'étaient familiarisés à l'idée que le progrès était une chose normale. La persistance des difficultés porte maintenant une majorité de la population canadienne à croire que l'avenir ne sera pas plus facile. Or, nous avons tout près de nous un pays qui réussit à maintenir son taux de chômage inférieur à 6 p. 100, un taux que le Canada n'a pas connu depuis 25 ans. Il vaut la peine d'analyser brièvement la solution américaine et voir si on peut l'appliquer ici.

L'Amérique du Nord : championne de la création d'emplois

Le chômage élevé n'est pas un phénomène exclusivement canadien ou québécois, bien au contraire. Hormis les États-Unis, tous les pays développés ont connu une forte progression du chômage. Quelle recette utilisent donc les Américains pour se démarquer ainsi et maintenir, à peu de choses près, le plein emploi? Cette recette a comme ingrédient principal un marché du travail dynamique. Depuis le milieu des années 60 jusqu'à la fin des années 80, les États-Unis ont porté la couronne de champion de la création d'emplois avec une hausse de près de 50 p. 100 du nombre d'emplois. En comparaison, l'Europe n'en ajoutait que 10 p. 100 et le Japon un peu plus de 20 p. 100.

Le dynamisme du marché du travail américain ne peut être attribué à une croissance économique plus rapide. Au contraire, la plupart des pays européens ainsi que le Japon ont obtenu des taux de croissance économique plus élevés que les États-Unis. Cependant, au lieu de produire plus en augmentant la productivité de chaque employé, nos voisins du Sud ont choisi de produire plus en augmentant le nombre de personnes qui travaillent. La rémunération des travailleuses et travailleurs a servi de guide à ce choix. En Europe et au Japon, les salaires réels ont fortement progressé, ce qui a incité les entreprises à utiliser des procédés de fabrication de plus en plus économes en main-d'oeuvre. Aux États-Unis, au contraire, les salaires ont augmenté moins rapidement que les prix depuis la fin des années 60. Les salaires réels ont donc diminué, ce qui a permis d'absorber l'énorme influx de personnes désireuses de travailler que le baby boom et la généralisation du travail féminin ont amené.

Le Canada peut-il adopter cette recette? En fait, nous l'avons déjà adoptée en grande partie. En dépit de notre chômage en progression, la création d'emploi au Canada a été tout aussi dynamique qu'aux États-Unis. Nous avons même fait mieux que les Américains à ce chapitre pendant les années 70. Mais le Canada a été rattrapé dans les années 80. Entre 1966 et 1990, sur une période de 25 ans, le Canada est demeuré à peu près nez à nez avec les États-Unis dans la course aux emplois. La flexibilité des salaires semble de nouveau être la clé de l'explication. La recette à la création d'emplois est commune aux deux pays.

Tant va la cruche à l'eau qu'à la fin elle se casse

Le dynamisme canadien en matière de création d'emplois a toutefois été cassé au cours des cinq dernières années. L'ampleur du déficit d'emplois accumulé depuis 1990 est maintenant tel qu'il faudrait, pour ramener le taux de chômage au Québec à 8 p. 100, maintenir sans interruption jusqu'à l'an 2000 une croissance économique rapide qui créerait les 400 000 emplois nécessaires à cet exploit.

Les chances que cela se produise sont minces. D'abord, une telle performance exige beaucoup plus que la répétition des succès passés. Il faudrait faire mieux que pendant n'importe quelle période de création d'emploi que le Canada a connue dans son histoire. De plus, pour qu'il y ait reprise de l'offre d'emplois, il serait nécessaire que la rémunération des employées et employés soit très flexible.

Au cours des dernières années, deux obstacles nouveaux limitant l'usage de cette formule se sont graduellement dressés qui limitent l'usage de cette formule. Le premier obstacle découle en partie de l'abus de la recette. La diminution des salaires réels en Amérique du Nord depuis 30 ans n'a pas été générale. Elle s'est plutôt fait sentir dans les emplois non spécialisés, ceux qui, au départ, étaient les moins bien rémunérés. Cette diminution de la rémunération a eu pour conséquence de rendre plus inégale la distribution des revenus. C'est là une conséquence de la mondialisation des économies.

En termes simples, le travail non spécialisé effectué au Canada subit de plus en plus directement la concurrence étrangère. Cette concurrence crée une tendance à l'égalisation internationale de la rémunération de ce type de travail. Or, nos sociétés ne nous ont pas préparés à accepter des conditions de rémunération aussi basses. Compte tenu des attentes personnelles de même que des revenus disponibles par le biais des programmes sociaux, les salaires dans ce type de travail tendent à devenir insuffisants. Aussi, une fraction de plus en plus grande des personnes faiblement scolarisées ont carrément quitté le marché du travail. Il n'y a plus de jeu possible pour diminuer les salaires du travail non spécialisé.

Nos gouvernements, coincés par l'explosion de la dette publique, constituent présentement le second obstacle à une reprise plus rapide de l'emploi. Assez ironiquement, en dépit de tous les discours sur la création d'emplois, les taxes sur la masse salariale ont été fortement accrues depuis 1990. Parallèlement aux réductions d'effectifs, des investissements importants ont été faits pour l'achat de machines et d'autres pièces d'équipements, et ce même si la rentabilité des compagnies demeure assez faible. On a là les signes d'un processus où les employeurs abolissent des emplois, rendus coûteux en dépit des concessions salariales, pour les remplacer en partie par une utilisation plus intensive de machines. C'est là un symptôme que la gestion économique à l'européenne, caractérisée par une création d'emplois plus faible et une productivité plus forte d'un nombre restreint d'employés, guette le Canada. Un retour à des niveaux d'emplois plus élevés dans les prochaines années demeure possible, mais la route semble très longue et jonchée d'obstacles. Il y a de bonnes chances que le rendez-vous avec le plein emploi soit manqué.

* Spécialiste en macroéconomique, Mario Fortin est professeur au Département d'économique de l'Université de Sherbrooke depuis 1988.