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Un Nobel à l'Université

par Bruno Levesque

Ce n'est pas tous les jours qu'un Prix Nobel se retrouve à Sherbrooke. C'est pourtant arrivé en juin quand Pierre-Gilles de Gennes, prix Nobel de physique en 1991, a rendu visite à l'Université qui lui avait décerné un doctorat honoris causa en 1988.

Pierre-Gilles de Gennes a mérité le prix Nobel grâce à ses travaux sur les cristaux liquides et les polymères. En lui attribu ant cet honneur fort recherché, l'Académie royale des sciences de Suède a même dit du physicien français qu'il était le Newton du XXe siècle. Il y a de quoi être intimidé. On ne renco ntre pas Newton tous les jours.

Mais d'intimidant, Pierre-Gilles de Gennes n'a que sa carrure d'athlète et son curriculum vitae. Le personnage est simple et chaleureux. Il est le professeur que tous auraient aim&eacu te; avoir : passionné, concret, direct, le regard vif, bon vulgarisateur, parfois drôle...

La presse française le dit à la fois génial et inclassable. Génial, il l'est sans doute. Il a appo rté des contributions théoriques importantes dans chacun des domaines qu'il a explorés : magnétisme, supraconductivité, polymères, cristaux liquides, hydrodynamique. Il a toujours su regrouper et stimuler d'excell entes équipes de recherche. C'est lui qui, le premier, a su démontrer qu'il existait des règles générales de comportement communes pour des matériaux aussi différents que les aimants, les supraconducteurs, les cristaux liquides et les polymères.

Inclassable, Pierre-Gilles de Gennes l'est sans doute aussi. D'abord, il n'a pas eu un parcours scolaire traditionnel. Il n'est entré à l'école qu'à 12 ans, sa mè ;re ayant été son seul professeur jusque-là. Ensuite, il a choisi d'aborder la physique à sa façon. Alors que la physique d'aujourd'hui est dominée par la recherche des constituants microscopiques de la mati&egrav e;re tels les quarks, gluons et autres hadrons, qu'il semble que les équations mathématiques obscures et complexes sont le pain quotidien des physiciennes et physiciens, Pierre-Gilles de Gennes aborde des matériaux que tout le monde c onnaît et tente de répondre à des questions apparemment simples comme <<Comment la colle colle-t-elle?>> ou <<Comment s'étale une goutte sur un support solide?>> À ses conférences, on n'assi ste à aucune démonstration mathématique. À la place, le Prix Nobel dessine des petits bâtons pour montrer comment se forment les liens entre substances.

Finalement, le professeur au Collège de France n'est pas l'homme d'une seule recherche. Contrairement à nombre de ses collègues qui consacrent leur vie entière à l'étude d'un seul problème, Pierre-Gilles de Gennes est un touche-à-tout. Alors que beaucoup d'autres s'appuieraient sur leur succès passé pour persévérer dans la même voie, lui, en une trentaine d'années, a travaillé sur le magnétisme, sur la supraconductivité et sur les cristaux liquides, avant de se tourner vers les polymères, domaine qu'il étudie toujours, s'intéressant ces années-ci aux colles et au principe de l'adhésion. <<Malgré l'usage industriel qui est fait des col les, explique-t-il, les scientifiques sont loin d'avoir compris leur fonctionnement.>>

Au delà de la physique

Si la physique constitue une passion pour Pierre-Gilles de Gennes, l e physicien s'intéresse à toutes sortes d'autres choses. Grand amateur de cigares et de jazz, il aime aussi dessiner, skier et lire. Il lit de tout, à partir des articles scientifiques hyperspécialisés jusqu'à la Bible. Professeur de carrière, il est très habile à vulgariser les problèmes les plus complexes. Il connaît l'histoire des sciences sur le bout de ses doigts et se soucie de l'avenir de l'enseignement et de la recherche. Il s'intéresse à tout, possède des théories à propos de beaucoup de choses et semble disposé à parler de tous les sujets.

Il a par exemple des propos assez durs pour l'enseignement en France. Selon lui, le monde de l'enseignement est figé et n'a pas su s'adapter à la réalité moderne. Les jeunes du siècle dernier possédaient des connaissances pratiques et un sens de l'observation beaucoup plu s grands que celles et ceux d'aujourd'hui. L'école venait compléter cette formation, y ajoutant la partie théorique. Aujourd'hui, les jeunes n'acquièrent plus les connaissances pratiques en travaillant aux champs ou ailleurs. L 'école ne leur fournit pas davantage cette occasion, avec pour résultat que les jeunes manquent de bon sens.

Pierre-Gilles de Gennes estime d'autre part qu'il faut savoir équilibrer les équipes de reche rche pour qu'elles réussissent bien. Il faut selon lui une complémentarité des compétences. Lui-même théoricien, il ne compte pas sur l'apport de cette seule catégorie de scientifiques pour faire avancer les choses : <<Les théoriciens sont utiles et nécessaires, lance-t-il. Mais ils ne sont pas responsables de la majorité du progrès scientifique. Dans le domaine où je travaille, l'idéal est d'avoir un spé ;cialiste de l'optique, un chimiste, un spécialiste de l'électronique et de l'informatique, peut-être un ou deux scientifiques qui possèdent très bien une technique pratique. À ces gens viendront s'ajouter un techn icien, quelques étudiantes et étudiants et un demi-théoricien.>>

Autre domaine où Pierre-Gilles de Gennes se fait l'ardent défenseur de l'équilibre : la recherche financé e par l'entreprise privée. Contrairement à certains de ses collègues, il se fait même le défenseur de la recherche contractuelle, à condition que l'université ne devienne pas un centre technique. <<Tou t dépend de la façon dont la collaboration est gérée par les deux partenaires, explique-t-il. Les universités n'ont pas à faire des analyses sur des échantillons de production. Cela dit, il y a l'autre d&ea cute;viation, celle qui mène à la tour d'ivoire, qui est tout aussi dangereuse. Mon rôle est de me tenir à demi-distance, c'est-à-dire de garder un équilibre fragile entre le centre technique et la tour d'ivoire.&g t;>

Il cite l'équipe qu'il dirige en exemple : <<Si l'on exclut les salaires, un tiers des ressources de mon équipe provient du Collège de France, un tiers d'organismes et de fédérations et un tiers du secteur privé. Je dis souvent que cette division est excellente parce qu'elle nous laisse complètement indépendants.>>

Le chercheur ajoute qu'un besoin émerge depuis le débu t des années 90, besoin que les universités auraient tout avantage à combler. Selon lui, les grandes entreprises industrielles sont de moins en moins capables de faire leur propre recherche, particulièrement la recherche &agrav e; long terme. Il affirme que les pays riches ne conserveront leur avance que s'ils réussissent à transférer dans les universités cet effort de recherche à long terme des compagnies. <<Il faut qu'il y ait interp&ea cute;nétration très étroite entre les universités et les entreprises, assure le physicien. Ainsi, les grandes compagnies demeurent au fait de ce qui se passe. Je donne souvent l'exemple de l'horlogerie suisse qui se croyait abs olument sans danger. Elle s'est pourtant tout à coup retrouvée devant un tout nouveau dispositif d'affichage qu'elle n'avait pas prévu, de sorte que'elle a perdu une bonne part de son marché.>>

Le Nobel à l'école

Passionné de théorie, Pierre-Gilles de Gennes avait développé sa petite théorie quant au gagnant du prix Nobel qui lui a finalement été attribué. <<Selon moi, c'était un spécialiste de l'optique qui allait remporter la palme. J'étais même prêt à parier avec mes collègues.>> La théorie devait se révélerf ausse : c'est Pierre-Gilles de Gennes qui a mis la main sur le prix Nobel cette année-là.

De ce prix, que reste-t-il, quatre ans après? <<Le prix Nobel m'a essentiellement ouvert deux portes, une pour l a défense de l'École de physique et de chimie, dont je m'occupe, et qui était assez menacée à l'époque. Comme l'École s'est retrouvée en vedette dans les médias, elle a pu marquer des points i mportants pour son avenir. La seconde porte que m'a ouverte le prix, c'est la possibilité d'aller parler aux jeunes dans les lycées. J'en avais envie depuis très longtemps.>>

Cette tournée des lyc ées a mené Pierre-Gilles de Gennes partout en France et même en Martinique. Il a rencontré des dizaines de milliers d'élèves pour leur parler de la vie des chercheuses et chercheurs, de leurs succès, de leur s échecs, de leurs erreurs, de leurs disputes. Il a tenté de leur faire comprendre que les scientifiques ne correspondent pas à l'image qu'on se fait d'eux et qu'ils se rapprochaient davantage des explorateurs que du professeur Tourne sol.

Cette tournée a donné naissance à un livre, Les objets fragiles, écrit par le physicien en collaboration avec Jacques Badoz. Les auteurs y ont rassemblé l'essentiel des propos de Pier re-Gilles de Gennes dans les quelque 150 lycées qu'il a visités. Dans la première partie du livre, le physicien présente, de façon simple, les polymères et les cristaux liquides et explique quelques-unes de leurs caractéristiques. La deuxième partie est consacrée au monde de la recherche. L'auteur y démythifie les chercheuses et chercheurs, explique leur rôle et leur façon de fonctionner. L'auteur termine avec un plaidoyer en faveur de l'enseignement des sciences, un enseignement qu'il souhaiterait plus préoccupé par l'aspect manuel du travail scientifique et moins soumis à ce qu'il appelle l'empire des maths.

Un peu comme tout ce qu'entreprend Pierre-Gilles de Gennes, Les objets fragiles a connu énorme succès un peu partout à travers le monde. Lancé l'automne dernier, il est demeuré, en France, parmi les meilleurs vendeurs durant de nom breuses semaines. Des millions de gens se sont arraché son volume. Comme quoi, même le plus estimé des physiciens, un théoricien de surcroît, peut parler simplement des choses qui le passionnent et intéresser monsie ur et madame Tout-le-monde à la recherche scientifique.

Vignette

Prix Nobel de physique en 1991, Pierre-Gilles de Gennes a profité de son passage à la Faculté des sciences pour prononcer une conférence devant un amphithéâtre bondé.