SUR INVITATION

Politique et environnement

Deux secteurs indissociables

par Gérald J. Zagury*

La ministre fédérale de l'Environnement, Sheila Copps, a profité de la cérémonie d'ouverture d'Americana 95, un important salon sur l'environnement, pour annoncer le dépô t prochain d'un projet de loi visant à interdire l'utilisation du MMT au Canada. Le 20 mai 1995, ce projet de loi était déposé à la Chambre des communes, au grand mécontentement de l'industrie canadienne du raffi nage. De leur côté, les grands constructeurs d'automobiles, Chrysler, Ford et General Motors, se réjouissaient. <<Aujourd'hui, le gouvernement fédéral a fait un pas décisif en ce qui a trait à la prote ction de l'environnement, de l'emploi et des consommateurs. Le Canada est ainsi à la fine pointe de la technologie automobile>>, a alors affirmé la ministre.

Qu'est ce que le MMT?

Le MMT - ou tricarbonyle de manganèse de méthylcyclopentadiényle - est un additif utilisé dans l'essence afin d'augmenter son indice d'octane. Il a pour but d'accroître le pouvoir antidétonant. Dans un mot eur à essence, la combustion commence au niveau des bougies d'allumage et se propage vers les parois extérieures de la chambre de combustion. Pendant que le mélange air-essence brûle, la température s'élève, ce qui a pour effet de comprimer et de chauffer le reste du mélange. Lorsqu'il y a inflammation spontanée d'une partie du mélange avant l'arrivée du front des flammes, il se produit une impulsion à haute pression qui re ssemble à un cognement ou un cliquetis. Cette impulsion a l'effet d'un coup de marteau sur le moteur et augmente considérablement l'effort mécanique et le transfert de chaleur aux parois de la chambre de combustion et au piston. Les p ointes de surpression dues à l'inflammation spontanée peuvent causer des dommages au moteur et provoquer des pannes indésirables. L'indice d'octane affiché dans les stations-service indique la résistance de l'essence &ag rave; la détonation.

Le MMT est utilisé dans l'essence au Canada pour remplacer le plomb tétraéthyle qui a été banni depuis décembre 1990 en raison de sa toxicité. Le plomb d égagé dans l'atmosphère lors de la combustion de l'essence constituait alors la principale cause d'intoxication par le plomb au Canada. L'exposition chronique à de faibles concentrations de plomb peut causer des dommages au cer veau et au système nerveux. Ceux-ci peuvent se solder par la détérioration permanente des capacités mentales et physiques des personnes exposées.

Comme le plomb, le manganèse contenu dans le MMT est un métal lourd source d'inquiétudes. Selon sa concentration, il pourra être toxique pour la vie animale et végétale. Chez les humains, l'inhalation du manganèse affecte principalement les poumons et le s ystème nerveux central. Une étude menée à Taïwan par le professeur J. D. Wang, dont les résultats ont été publiés en 1989 dans le British Journal of Industrial Medecine a montré q ue la fréquence d'apparition de troubles neurologiques augmentait avec le degré d'exposition au manganèse. D'autres études, comme celles de A. Barbeau en 1984 et J. Zayed en 1990, ont associé le développement de l a maladie de Parkinson à une exposition prolongée au manganèse. Toutefois, selon une autre étude de J. Zayed, le taux d'exposition mesuré sur des mécaniciens et chauffeurs de taxi en contact fréquent avec d es émissions contenant du manganèse était bien en dessous des normes permises. Le manganèse contenu dans le MMT est sans doute moins toxique que le plomb, cependant il n'est probablement pas aussi inoffensif que le laissait ent endre le ministère de l'Environnement lors de son introduction généralisée dans l'essence au Canada.

Curieusement, la ministre de l'Environnement n'a pas du tout invoqué l'éventuelle toxic ité du MMT lors du dépôt du projet de loi qui a pour but d'interdire l'utilisation du MMT au Canada. Elle semble plutôt avoir succombé aux pressions des grands constructeurs d'automobiles qui estiment que le MMT entrave le bon fonctionnement des convertisseurs catalytiques. Les convertisseurs catalytiques travaillent à la diminution des émissions nocives du parc automobile. Il s'agit du monoxyde de carbone (CO), des oxydes d'azote (NOx), et des hydrocarbures (HC) imbrûlés. Les hydrocarbures et les oxydes d'azote contribuent à la formation du smog photochimique alors que le monoxyde de carbone qui se transforme en gaz carbonique (CO2) est un gaz qui contribue à l'effet de serre. Si l e MMT entrave réellement le fonctionnement des systèmes antipollution comme le prétendent les constructeurs automobiles et se révèle toxique, la ministre intervient avec justesse quoique tardivement. Les pétroli&e grave;res consultées rétorquent que le MMT devra être retiré le jour où des études scientifiques confirmeront que l'additif incriminé est bel et bien responsable du mauvais fonctionnement des convertisseurs catalytiques. En attendant ces études, aucune mesure ne devrait être prise.

Environnement et politique

Les questions environnementales sont une fois de plus liées intimeme nt et peut-être trop étroitement aux questions politiques et économiques. En septembre 1994, les trois géants de l'automobile ont rencontré Sheila Copps et menacé d'augmenter les prix des véhicules de 3000 $ , d'annuler certaines clauses des garanties offertes sur les voitures et même de fermer certaines usines canadiennes de haute technologie si le MMT était toujours utilisé en août 1995. On comprend ainsi plus aisément l'emp ressement soudain de la ministre dans cette affaire. Les pressions de l'industrie automobile ont entraîné une réaction plus prompte que les études toxicologiques mettant en doute l'utilisation généralisée du manganèse. Aux États-Unis, il est interdit d'ajouter du MMT à l'essence sans plomb. En France, on s'oriente vers des additifs plus écologiques comme l'ETBE ou éthyl-tertio-butyl-éther obtenu à partir du ra ffinage de l'éthanol de blé. Il semblerait que ces pays ont un pas d'avance sur le Canada. L'annonce tardive de la suppression du MMT est-elle effectivement un pas décisif pour la protection de l'environnement? Ou est-ce plutôt une illustration du manque de discernement global de la politique environnementale canadienne?

Si le projet de loi déposé afin d'interdire l'utilisation du MMT au Canada est adopté, il coûtera environ 10 0 millions de dollars à l'industrie du raffinage qui devra produire une essence possédant un indice d'octane plus élevé sans recourir à l'ajout de cet additif. Mais acceptera-t-elle de payer seule les coûts de ce c hangement? L'autre possibilité serait l'utilisation d'un carburant alternatif comme le gaz naturel pour véhicule (GNV) qui présente un indice d'octane de 130 contre environ 96 pour l'essence Super. Les biocarburants comme l'éth anol ou les huiles végétales seraient aussi des substituts potentiels. L'ajout de 5 p. 100 d'éthanol à l'essence fait diminuer les émissions de CO et de HC, sans toutefois diminuer les rejets de NOx. Actuellement, au Qu& eacute;bec, 40 stations-service Sonic offrent déjà de l'essence contenant 5 p. 100 d'éthanol. L'emploi de l'huile de colza diminue également les émissions de HC et de particules. Elle permettrait en plus un bilan photosy nthétique plus équilibré : le gaz carbonique émis lors de la combustion serait compensé par celui stocké par les cultures. Quant aux carburants gazeux comme le méthane, leur combustion entraîne une di minution de 50 à 80 p. 100 des composés nocifs rejetés. Le principal argument en faveur des carburants alternatifs est donc écologique.

Mais comme on pouvait s'y attendre, les biocarburants sont deux &a grave; trois fois plus chers à produire que les dérivés du pétrole. Et si le gaz naturel épuré revient moins cher que le pétrole raffiné, son prix peut doubler lorsqu'il faut le comprimer. La questio n du niveau de taxation des combustibles alternatifs est aussi épineuse que celle de leur subvention. Cette fois encore, l'aspect économique et fiscal est un pion majeur dans la partie d'échecs que se livrent l'industrie de la constru ction automobile, les raffineurs et le gouvernement. De leur côté, les consommatrices et consommateurs, pour qui cette partie est lourde de conséquences, ne sont même pas invités à y participer.

*Diplômé en génie civil de l'École polytechnique et à la maîtrise en environnement de l'Université de Sherbrooke, Gérald J. Zagury met actuellement un terme à ses études doctorale s. Il s'intéresse particulièrement à l'enlèvement par lessivage des métaux lourds des sols contaminés.