TÊTE-À-TÊTE

Diplômée en droit en 1964, Lise Dubé travaille auprès des familles depuis ce temps. Avocate, elle s'est spécialisée en droit familial, avant d'être nommée juge à la Chambre de la jeunesse en 1988. Très souvent les familles qui défilent devant elle sont aux prises avec des problèmes graves. Son regard sur la famille demeure pourtant positif.

La famille, côté cour

par Bruno Levesque

"Être juge, c'est accomplir avec rigueur et impartialité une tâche très humaine pour laquelle on aurait quelquefois besoin de qualités surhumaines." Telle est la conception qu'a Lise Dubé de sa profession. Juge à la Chambre de la jeunesse de la Cour du Québec depuis maintenant sept ans, précédemment avocate pendant près de 25 ans, Lise Dubé a oeuvré dans le domaine familial tout au long de sa carrière.

À sa sortie de l'Université, elle est entrée en pratique privée, avec l'intention bien arrêtée de faire un peu de tout. Pourtant, dès le départ, la moitié de ses causes relevaient du droit de la famille. "J'étais la seule femme avocate de tout le district de Saint-François, alors beaucoup de femmes venaient me consulter pour des causes de séparation ou de divorce, explique la juge. Des hommes venaient aussi me voir pour ces causes, croyant qu'étant moi-même une femme, je les connaissais bien et que je pourrais mettre cette connaissance au profit de mes clients."

Cette spécialisation en droit familial s'est poursuivie lorsqu'elle a joint le cabinet Lemay, Dubé, Laflamme et qu'elle a travaillé à l'Aide juridique, à la Chambre de la famille. Elle a continué sa formation dans ce domaine, participant à plusieurs séminaires, en plus d'enseigner le droit familial à l'Université de Sherbrooke et à l'École de formation professionnelle du Barreau du Québec.

C'est donc une avocate avertie en matière de droit de la famille et forte d'une longue expérience des problèmes qui peuvent la toucher que le gouvernement a nommée juge au Tribunal de la jeunesse en février 1988. Assermentée par un autre diplômé de l'Université, le juge en chef de la Cour du Québec Albert Gobeil, elle a depuis jugé des centaines de causes, à Sherbrooke surtout, mais aussi à Granby et à Lac-Mégantic. Trouve-t-elle son rôle difficile, malgré sa grande expérience?

"Quelquefois, j'aurais besoin d'une boule de cristal pour lire l'avenir tellement les décisions sont difficiles à prendre. Mais mon travail consiste à prendre des décisions. Je suis là pour ça. Je dois peser le pour et le contre et, si je crois que la sécurité ou le développement d'un enfant sont compromis, je dois décider des mesures qui seront prises. Est-ce qu'il sera placé en centre de réadaptation ou en famille d'accueil? Devrais-je plutôt le laisser auprès de ses parents et demander que cette famille reçoive de l'aide?"

Les cas amenés devant Lise Dubé sont souvent déplorables. Être juge à la Chambre de la jeunesse, c'est s'occuper d'enfants battus, abandonnés, négligés ou abusés sexuellement. Cela signifie également juger des cas de délinquance. "Et contrairement à ce qu'on pourrait être porté à croire, ces cas proviennent de toutes les couches de la société", tient-elle à préciser.

Protéger les jeunes

Comme juge à la Chambre de la jeunesse, Lise Dubé doit veiller à l'application de la Loi sur la protection de la jeunesse. Cette loi, qui a pour principe fondamental de laisser aux familles le soin de protéger les enfants, permet aux autorités d'intervenir pour protéger celles et ceux dont la sécurité ou le développement sont compromis. Elle s'applique aux jeunes de moins de 18 ans qui se trouvent dans une telle situation.

La Loi sur la protection de la jeunesse exige que chaque personne signale les cas d'enfants en graves difficultés à la Commission de protection de l'enfance et de la jeunesse (CPEJ). Il peut s'agir de cas d'abus sexuels, d'abus physiques, d'abandon ou encore d'enfants présentant des troubles de comportement. Une fois le problème signalé, le personnel de la CPEJ vérifie la gravité de la situation. S'il y a matière à intervention, un avocat de la Commission de protection pour l'enfance et la jeunesse entreprend les procédures. Il rédige une déclaration de demande de protection, déclaration qui est envoyée aux parents et qui propose un moyen de résoudre le problème. À ce moment, les parents peuvent décider de collaborer et de signer un engagement avec la CPEJ. Mais si les parents ne sont pas d'accord avec la décision de la CPEJ, ils choisissent un avocat et se présentent devant la Chambre de la jeunesse. La suite ressemble à un procès comme les autres, à quelques différences près.

Le rôle de la Chambre est de décider si la sécurité et le développement de l'enfant sont compromis. Il n'est pas de son ressort de porter un jugement sur le comportement d'autres personnes et encore moins de leur imposer des sanctions. Pour cette raison, le fardeau de la preuve n'est pas le même en protection de la jeunesse qu'au criminel. S'il faut une preuve hors de tout doute raisonnable en cour criminelle, la prépondérance de la preuve suffit dans les cas relevant de la Loi sur la protection de la jeunesse.

"Habituellement, j'ai quatre avocats et avocates devant moi, lance Lise Dubé : l'avocat du père, celui de la mère, celui de l'enfant et celui du directeur ou de la directrice de la protection de la jeunesse." Tous ces gens tentent de convaincre la juge que ce qu'il dit est vrai, que sa solution est la meilleure.

Par exemple, un psychologue peut venir témoigner. Selon lui, le père est violent envers son fils, mais aurait bien des chances de cesser de l'être s'il suivait une thérapie. Pour l'instant, ce fils lui semble en danger. Il propose de placer l'enfant en famille d'accueil pendant six mois, le temps que le père suive une thérapie. Ce dernier peut alors répondre qu'il n'est pas violent, qu'il aime son fils et qu'il veut le garder avec lui. La juge doit alors trancher. L'enfant court-il des risques? Son père représente-t-il un danger pour lui? "Nous essayons le plus possible de laisser les enfants dans la famille et d'apporter de l'aide à cette famille, assure Lise Dubé. Mais il y a des cas où ce n'est pas possible." Dans ces cas, la juge doit séparer l'enfant de sa famille pour le placer en famille d'accueil ou en centre de réadaptation.

Jeunes et délinquance

D'autres cas sont portés devant Lise Dubé. Il s'agit d'adolescentes ou d'adolescents soupçonnés d'avoir contrevenu à une loi. Ces jeunes sont arrêtés par la police et, plutôt que de passer en cour criminelle, ils doivent se présenter devant la Chambre de la jeunesse. "Si le jeune décide de plaider non coupable, il y a procès, explique Lise Dubé. Je dois alors décider s'il est coupable ou non. Une fois reconnu coupable, il doit subir les conséquences des gestes qu'il a posés. Je peux l'envoyer en centre d'accueil, lui faire faire des travaux communautaires, lui faire payer une amende..."

Dans ces cas encore, le droit, les règles et la façon de juger sont essentiellement les mêmes que ceux des autres cours. Pourtant, la juge convient qu'il faut avoir des aptitudes particulières pour s'occuper des jeunes : "Même s'ils ont commis un vol, nous devons faire plus que simplement punir ces jeunes. Il faut aussi de les éduquer."

Est-ce possible? "J'espère que nous y parvenons, répond-elle. Mais je dois admettre que nous ne réussissons pas à tous les coups. Quand j'apprends dans le journal qu'une personne que j'ai jugée il y a quelques années vient d'être condamnée pour un crime quelconque, je dois constater que nous n'avons pas réussi à la remettre dans le droit chemin. À ce moment-là, j'espère que tous ceux dont on ne parle pas dans les journaux ont bien tourné."

Jeunes délinquants, familles brisées, le travail de Lise Dubé n'est pas de tout repos. "Parfois c'est triste, avoue-t-elle. Punir un enfant ou en retirer la garde à ses parents ne sont jamais des décisions agréables à prendre. Mais il ne faut pas, je pense, se laisser atteindre par ça. Nous devons plutôt essayer de penser à ce que nous pouvons faire pour aider. Il faut trouver des solutions."

Fort heureusement pour Lise Dubé, la profession de juge à la Chambre du Québec comporte un aspect plus joyeux : celui de l'adoption. Dans la plupart des cas, il s'agit d'adoption d'enfants étrangers. "Au Québec, il y a 20 ou 30 ans, les mères célibataires étaient nombreuses à donner leur enfant en adoption. Maintenant, c'est beaucoup plus rare. La plupart du temps, il s'agit pour le tribunal de reconnaître un jugement d'adoption rendu à l'étranger."

Ainsi, au lieu de se retrouver face à des familles qui connaissent des problèmes, la juge voit naître des familles, avec tout ce que cela comporte d'espoir. Car Lise Dubé demeure positive. Après tout, ce n'est qu'une toute petite partie des enfants qui défilent devant elle.