Haro sur le mot dette

La dette publique fait beaucoup parler d'elle depuis quelque temps. Elle semble responsable de tous les maux. Elle est la cause du chômage et des taux d'intérêt trop élevés. Elle ampute le budget canadien de sommes qui pourraient être consacrées ailleurs. Certains vouent même le Canada à la faillite. Toutes ces affirmations sont-elles vraies? La dette canadienne est-elle un problème si grave? SOMMETS a demandé à un professeur d'économie de nous donner son avis.

par Mario Fortin*

Pour une personne qui investit dans un plan d'épargne-retraite, les intérêts composés permettent d'accumuler un niveau d'épargne qui semble magique. Mais pour son voisin, emprunteur chronique, cette magie prend une allure de cauchemar. C'est dans ce mauvais rêve qu'est aujourd'hui plongée la société canadienne.

Le problème auquel nous faisons face n'est pas nouveau. L'emprunt exagéré des gouvernements est presque aussi vieux que la civilisation. Lisez les propos suivants, qu'on croirait provenir du Conseil du patronat : <<Le budget devrait être équilibré; la situation financière du Trésor public devrait être réduite; l'arrogance des fonctionnaires devrait être modérée et contrôlée; l'aide étrangère devrait être ralentie avant que nous soyons en banqueroute; les chômeurs devraient être mis au travail et ne point vivre au crochet du gouvernement.>> Quel politicien canadien a écrit cela? Preston Manning? Paul Martin? Non. Il s'agit plutôt de Cicéron, un sénateur romain, qui a vécu de l'an 106 à l'an 43 avant notre ère.

Historiquement, l'endettement excessif des États découle surtout de conflits armés. Jusqu'à récemment, la dette publique canadienne respectait cette habitude. En 1946, 80 p. 100 de la dette publique nette canadienne résultait des dépenses engagées pendant la Deuxième Guerre mondiale. Le rapport entre la dette publique et le produit intérieur brut (PIB), une mesure des revenus globaux de l'économie canadienne, était alors de 107 p. 100. Entre 1946 et 1974, le gouvernement fédéral a la plupart du temps réalisé des déficits budgétaires. Comme ces derniers étaient peu importants, la dette publique nette s'accroissait très lentement. Pendant la même période, l'économie canadienne a connu une croissance rapide et le rapport de la dette publique nette au PIB avait fondu à un maigre 17 p. 100.

Un déficit qui explose

L'année 1975 a vu un changement radical de comportement. Le gouvernement a tenté de combattre un chômage élevé en suivant les préceptes keynésiens qui dictaient une stimulation budgétaire. Le gouvernement a alors choisi de réduire le fardeau fiscal, manoeuvre qui s'est poursuivie jusqu'en 1980. Les conditions économiques n'étaient pas seules à justifier ces premiers déficits importants. L'élection d'un gouvernement faiblement majoritaire, puis d'un gouvernement minoritaire et le référendum de 1980 ont amené les gouvernements à poursuivre des objectifs à court terme.

Puis, en 1981, l'économie canadienne a connu la pire récession des 50 dernières années, récession que plusieurs attribuent à la politique monétaire restrictive. Le déficit a alors littéralement explosé, pour approcher la barre des 40 milliards de dollars en 1984. Se succèdent alors cinq années où le gouvernement fédéral accroît marginalement les impôts et compresse marginalement les dépenses, refusant d'affronter le problème de façon décisive. La longue récession qui a débuté en 1990 est venue compléter le tableau et nous a menés tout droit à la situation actuelle. Les provinces enregistrent maintenant elles aussi des déficits élevés. L'ensemble des administrations publiques a accumulé une dette nette qui a presque atteint 100 p. 100 du PIB. Leurs déficits combinés avoisinent 60 milliards de dollars. Nous sommes revenus au taux d'endettement qui prévalait à la fin de la Deuxième Guerre mondiale.

Il est à première vue rassurant que le taux d'endettement de l'État ne soit pas plus élevé qu'il ne l'était il y a 50 ans. Si la croissance économique a permis de résorber sans douleur le problème d'endettement que nous avions à l'époque, l'histoire se répètera peut-être...

C'est malheureusement peu probable. La croissance future attendue est plus faible que celle que l'économie canadienne a connue dans l'après-guerre et les taux d'intérêt sont beaucoup plus élevés qu'à l'époque. Dans l'évolution de l'endettement futur, ce sont toujours ces deux facteurs qui doivent être mis en parallèle. Une course est engagée entre la croissance économique, qui génère une capacité de remboursement plus grande, et les intérêts sur la dette qui se composent annuellement. Entre 1945 et 1975, c'est la croissance économique qui a gagné la course. Les boules de cristal qu'utilisent les économistes ne laissent pas entrevoir une issue aussi heureuse cette fois-ci. Selon toute vraisemblance, la croissance ne sera pas suffisante. Si la bombe n'est pas désamorcée le plus rapidement possible, elle explosera.

Et qui paiera la note?

Par le biais du gouvernement, les contribuables ont des engagements envers d'autres citoyens qui reçoivent des services de l'État. La dette publique signifie que les contribuables ont aussi des engagements envers ceux qui ont prêté au gouvernement. Au cours des prochaines années, le gouvernement devra décider comment répartir le fardeau que crée la dette publique entre les contribuables, les consommateurs de services publics et les créanciers. Chaque Canadien, chaque Canadienne, à des degrés divers, tient successivement ces trois rôles. Il paye des taxes, reçoit des services et achète des bons du Trésor.

Si les gouvernements réduisent les services et les transferts aux personnes, ce sont majoritairement les ménages à bas revenus, les chômeurs ainsi que les consommateurs de soins de santé et d'éducation qui porteront le plus lourd fardeau. S'ils haussent les impôts, ce sont les jeunes adultes à revenu moyen ou élevé qui écoperont davantage. S'ils choisissent l'inflation, ce sont les personnes plus âgées ayant des épargnes accumulées assez importantes qui subiront les pertes les plus grandes.

Même si la dette représente un fardeau que la société canadienne devra assumer dans sa totalité, les personnes ne seront pas toutes touchées également. L'impact de la dette sur chacun d'entre nous dépend des arbitrages qu'effectue l'État et de la situation dans laquelle nous nous trouvons. C'est l'État qui décide qui paie la note.

Jusqu'ici, ce sont les contribuables qui ont été le plus mis à contribution. En fait, aucune coupure réelle dans les services n'a été faite. Cependant, le fardeau continue à s'accroître. Comment répartir l'accroissement de la charge réelle dans l'avenir? Le gouvernement a trois choix : hausser davantage les impôts, réduire ses dépenses ou, d'une façon indirecte, répudier en partie sa dette. La multiplication des marchés noirs et des contrebandes de toutes sortes révèlent clairement que les Canadiennes et Canadiens sont aujourd'hui taxés à outrance, ce qui rend difficiles des hausses supplémentaires d'impôt, exception faite peut-être de l'élimination de certaines échappatoires fiscales. C'est donc maintenant au tour des usagers de l'État de passer à la caisse.

Les réductions de dépenses constituent la deuxième solution possible. Les coupures les moins pénibles sont l'élimination des gaspillages.

Il faut souhaiter certaines économies dans les budgets de fonctionnement des différents ministères, mais il ne faut pas se leurrer sur l'ampleur qu'elles peuvent prendre. Même s'il éliminait demain matin de sa liste de paie la totalité de ses employés, s'il congédiait tous les ministres et députés, s'il abandonnait l'entretien de tous ses immeubles, s'il faisait disparaître l'armée canadienne, bref même s'il cessait totalement ses activités, le gouvernement fédéral ne ferait disparaître que les deux tiers de son déficit actuel. Pour réussir un rétablissement financier, les transferts aux personnes devront être amputés. Certains des services auxquels la population canadienne est habituée vont être réduits ou vont disparaître.

Jusqu'où peut-on aller?

Et si les contribuables et les usagers évitaient de boire la coupe qui leur est offerte? Contrairement à l'opinion parfois véhiculée, la faillite n'est pas à l'ordre du jour. Il existe une différence de nature fondamentale entre l'endettement du gouvernement fédéral et celui de pays qui ont été soumis aux directives du Fonds monétaire international depuis 10 ans. La dette publique canadienne, bien que financée dans une proportion grandissante à l'étranger, est libellée presque entièrement en dollars canadiens.

Le gouvernement fédéral, par le biais de la Banque du Canada, possède la capacité illimitée de créer cette monnaie. S'il devait, dans un avenir plus ou moins rapproché, se retrouver coincé entre des contribuables qui refusent des hausses d'impôt, un électorat qui refuse les coupures de services et des marchés financiers qui refusent de prêter davantage, il aurait toujours la possibilité de faire acheter par la Banque du Canada les titres dont personne ne veut. Cette solution s'appelle monétiser la dette et c'est l'ultime recours de l'État pour se sortir du bourbier financier dans lequel il est enfoncé. On remboursera les prêteurs, mais la valeur de la monnaie aura été dévaluée par l'inflation. Ce sont les personnes âgées, les détenteurs de fonds de retraite et, de façon générale, tous les prêteurs qui feront les frais de ce remboursement.

C'est parce que cette dernière possibilité existe que les taux d'intérêt au Canada s'accroissent par rapport aux prêts en dollars américains. Les prêteurs craignent de devenir les dindons de la farce. Dans le passé, l'inflation a souvent été choisie par les pays qui ont exagérément emprunté. La forme que prend actuellement la dette gouvernementale rend cependant cette solution peu vraisemblable. Une part très grande de la dette publique est financée à des termes très courts. Dans un tel contexte, il est extrêmement difficile de réussir à dévaluer la dette publique par l'inflation. Dès qu'il deviendrait clair que c'est la voie dans laquelle le gouvernement s'engage, les marchés financiers exigeraient des taux d'intérêt prohibitifs qui se répercuteraient rapidement sur une fraction importante de la dette.

Quoi qu'il en soit, il ne faut espérer aucune solution rapide. Il a fallu 20 ans pour créer le problème d'endettement que nous connaissons actuellement et il n'en faudra pas moins pour le régler. La dette publique impose un fardeau lourd qui suscitera encore longtemps des débats passionnés. Il n'existe aucun moyen de modifier le coût total que la dette impose à l'ensemble de la société. La passion sera donc motivée par le désir des différents groupes d'intérêt de faire payer la note par d'autres. Nos gouvernants auront la tâche délicate de concilier les revendications et les besoins. Il faut souhaiter qu'ils sauront maintenir une certaine justice entre les individus, justice qui jusqu'ici a caractérisé notre société.

*Spécialiste en macroéconomie et en théorie monétaire, Mario Fortin est professeur au Département d'économique de l'Université de Sherbrooke depuis 1988. En plus d'enseigner, il y poursuit des recherches sur les causes du chômage au Canada et sur le risque d'intérêt des institutions financières.