Deux professeurs, deux générations et des opinions somme toute assez près les unes des autres. D'abord Richard Joly, professeur émérite de l'Université de Sherbrooke, maintenant à la retraite, et son ancien étudiant, Robert David, un jeune chargé de cours de 30 ans, responsable du Centre de développement des applications éducatives de l'ordinateur de la Faculté d'éducation. Une discussion à bâtons rompus ayant pour thème les futures applications de l'informatique dans l'enseignement universitaire, leurs possibilités et les dangers qu'elles recèlent.

Les ordinateurs sont présents dans toutes les facultés. On fait de la musique, des mathématiques, de la linguistique, de l'histoire, etc., en se servant d'ordinateurs. Récemment, l'Université de Sherbrooke s'est reliée au <<réseau de réseaux informatiques>> appelé Internet. Grâce à cet outil, les gens de l'Université de Sherbrooke peuvent communiquer avec des collègues partout dans le monde pour échanger du courrier, des fichiers, etc. Ce n'est pas encore ce que les médias ont appelé l'autoroute électronique. Pas question ici de faire des transactions bancaires ou de commander des films ou du poulet. Internet est plutôt consacré à la recherche universitaire et, bien sûr, à l'informatique. Mais qu'est-ce que nous réserve l'avenir?

Éducation et informatique

Un outil prodigieux, mais un simple outil

Robert David : Depuis plus d'une décennie maintenant, les applications éducatives de l'ordinateur s'intègrent lentement mais progressivement à l'enseignement dans les écoles et les universités. Depuis quelques années, nous assistons également à la prolifération des applications de type multimédia qui intègrent le texte, l'image, l'audio et le vidéo, grâce notamment à la popularité croissante du CD-ROM qui permet d'emmagasiner de grandes quantités d'information. Ce qui est nouveau avec Internet, c'est la multiplication considérable des sources d'information et la disparition des frontières. Je peux ainsi accéder instantanément, à partir de mon bureau ou de mon domicile, à une banque de données à Stanford ou à un document multimédia sur le Musée du Louvre à Paris. Nous sommes encore loin de l'autoroute électronique promise par les géants de l'industrie des télécommunications et les enjeux financiers sont évidemment colossaux. Mais il est maintenant de la responsabilité du monde de l'éducation de rappeler que ces enjeux doivent aussi être éducatifs et culturels.

Richard Joly : Le potentiel de ces outils est tout simplement fulgurant.

R. D. : Plusieurs services sont offerts sur Internet. Il y a le courrier électronique, bien sûr, mais aussi des forums électroniques sur certains sujets. Par exemple, tous les gens qui s'intéressent à l'ornithologie ou encore à l'informatique peuvent communiquer et s'échanger des informations, des opinions ou des trucs. Au lieu d'avoir accès à l'expertise des gens de leur seul entourage, ils peuvent discuter d'un problème avec des milliers de personnes partout dans le monde.

À la Faculté d'éducation, nous sommes en train de mettre sur pied un service télématique pour nos besoins internes. Grâce à un tel réseau, un étudiant ou une étudiante qui rencontre un problème pendant son stage peut à la fois consulter les superviseurs, les maîtres-guides, ses collègues, etc. C'est un peu comme si on avait la possibilité, chaque soir, de réunir une centaine d'étudiantes et d'étudiants, une dizaine de maîtres-guides et une douzaine de superviseurs.

R. J. : Mais Internet charrie aussi un paquet de bricoles inutiles et de <<placotage>>. C'est l'anarchie complète et il est difficile de savoir repêcher l'information pertinente dans cette mer de données. Autre chose me chicote : ce genre de réseau permet des échanges avec un grand nombre de gens, mais comment ne pas penser qu'il contribue en même temps à la <<solitarisation>> de qui s'en sert? Je suis seul devant mon écran. Je cesse de voir des gens, je n'ai plus à me déplacer pour faire mon épicerie hebdomadaire, payer mes comptes, etc. La socialisation se réduit de plus en plus. Il n'y a plus le prétexte d'aller à la librairie, à la poste, etc. Étant donné mon âge, ce sont des choses qui m'intéressent. Les vieillards ont déjà tendance à s'isoler. Sortiront-ils encore s'ils peuvent tout faire de chez eux? Comment les enfants vont-ils d'apprendre à socialiser?

R. D. : C'est comme le marché qui, jadis, était un lieu où l'on rencontrait les gens de son voisinage et où l'on apprenait les nouvelles. Maintenant, les gens vont au centre commercial. Ils n'y rencontrent la plupart du temps personne et apprennent les nouvelles seuls devant leur téléviseur. Tous les outils de ces réseaux informatiques permettent de prendre contact avec une multitude de gens, d'être relié. Mais il y a bien sûr un revers à cette médaille-là : verrons-nous disparaître ces moments privilégiés où l'on parle de tout et de rien entre amis ou entre collègues? Avec Internet, je risque d'être partout sans être nulle part.

R. J. : Malgré cela, je crois que ces réseaux informatiques pourront apporter de très réels avantages aux universités. Ils amélioreront sans aucun doute la compétence technique des étudiantes et étudiants. Mais augmenter la compétence technique, ce n'est qu'une des fonctions de l'Université. Le savoir est un outil, il ne faut pas en faire une fin en soi. L'Université doit aussi se consacrer à la formation d'êtres humains meilleurs, de personnes affectivement et socialement plus riches. Ces outils informatiques auront donc un impact négatif, dans la mesure où ils vont contribuer à éloigner les universités de cette partie de leur mission.

R. D. : Mais rien ne dit que cette technologie ne pourrait pas contribuer à un meilleur développement de la personne. Mais, pour cela, il faudra qu'elle soit utilisée avec toutes les précautions que requiert un outil aussi puissant. Si nous laissons l'autoroute électronique dans les seules mains des grandes compagnies, nous allons obtenir des services rentables comme la loterie, la vidéo à domicile, etc. Évidemment, ces grandes entreprises ne peuvent pas faire la promotion de cette autoroute sans parler d'éducation ou de services de santé à domicile. Mais de quels types de services de santé et d'éducation les abonnées et abonnés vont-ils bénéficier? Le genre de petit jeu questionnaire où le seul fait de connaître le nom du président des États-Unis fait de nous un gagnant? Les entreprises ou les universités qui disposent de grands moyens vont-elles avoir le monopole de la formation à distance? Aujourd'hui, la distance a encore une certaine importance dans le choix d'une institution d'enseignement. Mais quand des cours offerts par des universités de partout dans le monde seront accessibles aux Québécoises et Québécois, quel sera leur choix? Quel sera l'intérêt d'un cours élaboré par un professeur de l'Université de Sherbrooke comparativement à celui d'un collègue de l'Université Stanford, en Californie, qui dispose de moyens techniques cent fois supérieurs aux miens. Ne risque-t-il pas de se produire dans ce domaine ce qui s'est produit dans l'industrie du cinéma?

R. J. : L'éducation est d'abord une relation d'un à un, entre une personne et une autre. On n'éduque pas 2500 personnes du simple fait qu'on leur parle à la télévision ou via leur ordinateur. On les renseigne, mais la véritable éducation nécessite bien davantage et surtout un échange personnel. Cet échange personnel demeurera toujours un facteur de premier plan. Pour cette raison, je suis confiant que beaucoup de personnes vont continuer à suivre les cours de l'Université de Sherbrooke, parce qu'il leur sera toujours plus facile d'entrer en contact avec un professeur ou une professeure d'ici qu'avec un Américain de Californie.