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Recherche sur le Conseil des droits de l’Homme

Le conflit israélo-palestinien et le Canada : un virage amorcé sous le gouvernement de Paul Martin

Le professeur Pierre Binette, directeur de l'École de politique appliquée de l'Université de Sherbrooke
Le professeur Pierre Binette, directeur de l'École de politique appliquée de l'Université de Sherbrooke

Photo : Michel Caron

En décembre 2005, un comité spécial de l’Assemblée générale des Nations Unies, chargé d’étudier les pratiques israéliennes affectant les droits humains du peuple palestinien, a produit un rapport pour lequel le Canada a émis une dissidence. Dans une note officielle adjointe à ce document, on peut lire que «le Canada a révisé tous ses votes concernant les résolutions sur le Moyen-Orient et a décidé de réserver son adhésion aux résolutions pondérées, pragmatiques, et assorties d’un mécanisme de suivi par rapport à des repères précis. […] Nous avons décidé l’an dernier de voter contre cette résolution». Cette note explicative confirme que le Canada a décidé, dès 2004, de réexaminer sa façon de voter sur les questions touchant le Moyen-Orient.

«On croit tous que l’appui envers Israël est apparu sous le gouvernement Harper, mais ce rapport officiel prouve que le changement de direction s’est amorcé sous le gouvernement libéral de Paul Martin, après l’ère Chrétien donc», explique Pierre Binette, directeur de l’École de politique appliquée de l’Université de Sherbrooke. «Les Conservateurs ont probablement mis en œuvre cette intention de façon plus radicale, mais nous sommes ici dans l’hypothèse. Il faut aussi se demander si le fait que le gouvernement libéral était minoritaire à ce moment a un lien avec cette décision. Ce n’est probablement pas un hasard.»

Sous le gouvernement de Jean Chrétien, le Canada n’était à peu près pas isolé des autres pays occidentaux au Conseil des droits de l’Homme, sauf parfois sur les questions autochtones ou le droit d’accès à l’eau. Depuis 2006, sur les questions concernant le conflit israélo-palestinien, le Canada a voté régulièrement à l’opposé de ces pays. Sur toutes les autres questions, il a voté avec eux. Des résolutions sur le Moyen-Orient à peu près identiques n’ont pas récolté le même vote de la part du Canada entre 2000 et 2009; un Canada qui, sur la question israélo-palestinienne, a adopté une position qui se rapproche de celle des États-Unis.

Enquête sur le Conseil des droits de l’Homme

Le professeur Binette a découvert cette note historique dans le cadre d’une vaste recherche qu’il poursuit avec Philippe de Courval, un étudiant à la maîtrise en études politiques appliquées. Les deux chercheurs ont en effet recensé et analysé les 1350 résolutions proposées à la Commission puis au Conseil des droits de l’Homme entre 2000 et 2012, un total de 38 016 votes individuels des États membres.

«Notre objectif était de dégager les grandes tendances au Conseil, les convergences comme les divergences, et surtout, les grands thèmes provoquant les polarisations, expose le spécialiste en relations internationales. Nous avons réussi à cerner, chiffres à l’appui, la dynamique des groupes régionaux et des groupes de solidarité dans leur rapport aux droits humains. Nous avons des indications très claires sur le mode de fonctionnement et de négociation au sein du Conseil des droits de l’Homme.»

Les membres du Conseil sont réunis en divers groupes régionaux : Europe occidentale et autres États (7 membres), Europe orientale (6 membres), Asie (13 membres), Afrique (13 membres), et Amérique latine et Caraïbes (8 membres). Les États membres se regroupent aussi au sein de divers groupes de solidarité, dont la puissante Organisation de coopération islamique (OCI). Selon cette répartition et l’influence de l’OCI, lorsque des projets de résolution sont mis au vote et qu’ils abordent des thématiques porteuses de résistance comme la liberté religieuse ou encore la prise en considération des valeurs traditionnelles dans la mise en œuvre des droits de l’Homme, il est à peu près certain que les États occidentaux se retrouveront minoritaires.

C’est d’ailleurs en voyant la Russie aligner son vote avec les États de l’OCI en 2009, alors qu’il était représentant d’une ONG au Conseil des droits de l’Homme, que Pierre Binette s’est intéressé à ce sujet de recherche. «À titre d’ancien soviétologue et d’observateur des oppositions souvent violentes entre le gouvernement central russe et les régions sécessionnistes du Caucase, dont la Tchétchénie, j’avais été surpris de voir la Russie voter en bloc avec les États de l’OCI, qui sont en très grande majorité des États d’Asie et d’Afrique. Cela confirmait que la politique nationaliste de Vladimir Poutine, qui repose en bonne partie sur la promotion des valeurs traditionnelles russes, a conduit à un rapprochement de la Russie avec les groupes d’États qui, sur certaines thématiques, résistent à la pénétration des valeurs occidentales.»

Des résultats qui soulèvent les passions

En septembre dernier, les deux chercheurs ont été invités à Genève par l’UFER, une organisation non gouvernementale, à venir présenter au Palais des Nations les résultats de leur recherche lors d’un side event en marge du Conseil des droits de l’Homme. Leur présentation n’a laissé aucune ONG indifférente.

«On remarque dans notre recherche que ce sont toujours à peu près les mêmes groupes qui s’affrontent sur les questions divergentes. Certaines organisations luttent depuis 30 ans dans les organisations des droits de l’Homme pour, par exemple, le rejet de certaines valeurs traditionnelles liées à la mutilation des femmes et à l’excision, rappelle Pierre Binette. D’autres militent depuis tout aussi longtemps pour que les pays occidentaux reconnaissent qu’il y a des traditions en Asie et en Afrique qui ne vont pas à l’encontre des droits fondamentaux et qui doivent être respectées et intégrées aux droits de l’Homme, notamment le port du voile. À partir des données que nous avons présentées, ces groupes ont trouvé une occasion de questionner à nouveau leurs opposants pour une ixième fois. Les actions et les résultats de chacune de ces ONG sont influencés par les dynamiques que nous avons identifiées au sein du Conseil.»

Les deux chercheurs travaillent actuellement à la publication d’un ouvrage qui fera état de leur recherche. Plusieurs articles seront d’ailleurs publiés dans différentes revues spécialisées de relations internationales et de méthodologie de recherche au cours des prochains mois. Les chercheurs veulent également rendre disponible d’ici 2015 leur base de données, qui sera gérée par l’Université de Sherbrooke et mise à jour annuellement.

Une résistance partagée? L’exemple du débat sur la laïcité

Pierre Binette et Philippe de Courval ont terminé leur présentation à Genève en soumettant une question aux participants : Les polarisations au Conseil des droits de l’Homme sont-elles l’expression d’une résistance aux valeurs de modernité occidentales? «Oui, ça semble être le cas selon les données recensées et analysées, mais c’est aussi de la résistance en Occident contre des valeurs traditionnelles qui ne s’opposent pas aux droits de l’Homme, conclut le professeur Binette. Nous avons fait cette présentation à Genève au moment où le Québec vit un débat de société parmi les plus importants des dernières années, qui s’inscrit exactement dans ce sens.»


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