Les accommodements raisonnables
Un débat qui dérape
STÉPHANIE RAYMOND
Un débat qui confond accommodements raisonnables et rapports de bon
voisinage, qui s'appuie sur des cas isolés montés en épingle et qui fait
l'objet d'une récupération électoraliste malsaine... Le professeur Sébastien
Lebel-Grenier, spécialiste en droits fondamentaux et directeur du groupe de
recherche Société, droit et religions de l'UdeS (SODRUS), n'est pas tendre
envers la façon dont le débat actuel sur les accommodements raisonnables est
mené.
Accommodements raisonnables ou rapports de bon voisinage?
Le spécialiste déplore en premier lieu le détournement de sens de
l'expression «accommodement raisonnable» : «On qualifie d'accommodements
raisonnables des décisions ne reposant pas sur les critères propres à ce
mécanisme juridique. La majorité des cas relevés par les médias dernièrement
sont en fait des décisions prises sur le tas et visant à assurer des
rapports de bon voisinage. Si elles avaient subi un examen judiciaire, ces
décisions auraient été qualifiées de déraisonnables. En les étiquetant comme
accommodements raisonnables, on discrédite le système de protection des
droits fondamentaux.»
Les accommodements raisonnables sont en fait un mécanisme développé par
le droit pour déterminer jusqu'à quel point on doit tenir compte des
particularités d'une personne. Ce mécanisme a d'abord été utilisé en droit
du travail avant d'être appliqué aux revendications de nature religieuse.
«Dans ces cas comme dans les cas de discrimination basée sur le sexe ou un
handicap, on doit déterminer si l'accommodement constituerait pour l'autre
partie une contrainte excessive, soit en dénaturant l'activité visée, en
imposant un fardeau financier ou administratif trop lourd, en présentant un
danger ou en entrant en conflit avec d'autres valeurs protégées par les
chartes des droits, par exemple l'égalité homme-femme», explique Sébastien
Lebel-Grenier.
Un débat mal lancé et exagéré
Une frénésie médiatique résultant en une chasse aux accommodements
déraisonnables s'est déclenchée ces derniers mois. «Cela a donné une image
trompeuse de l'état des
rapports entre confessions religieuses au Québec, dit le professeur.
Lorsqu'on étudie les plaintes visant une mesure d'accommodement déposée à la
Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse au cours
des cinq dernières années, soit moins de 100 plaintes, la majorité ne porte
pas sur des revendications religieuses, et celles qui portent sur ce sujet
proviennent en majorité de groupes chrétiens. Le problème demeure donc
relativement marginal. De plus, les demandes d'accommodement ne proviennent
que rarement de communautés musulmanes.»
Selon le professeur Lebel-Grenier, cette fausse polémique, alimentée par
certains politiciens, risque de marginaliser, à la limite d'ostraciser des
groupes minoritaires vivant déjà d'importantes difficultés depuis
septembre 2001. «Le dérapage actuel vers un discours politique populiste qui
exploite l'insécurité d'une partie de la population face à celui qui est
différent ne peut que nuire au Québec», estime le professeur.
Un nécessaire débat de fond
Il peut toutefois ressortir des avancées intéressantes de la polémique
actuelle. En effet, il est sain qu'une société se questionne périodiquement
sur ses valeurs fondamentales. Dans ce contexte, le professeur Lebel-Grenier
accueille favorablement la commission Bouchard-Taylor qui doit se pencher
sur la question des accommodements raisonnables : «Les travaux de cette
commission, combinés à ceux déjà entrepris par la Commission des droits de
la personne et des droits de la jeunesse sur la place de la religion dans
l'espace public, pourront nous permettre de nous positionner à nouveau sur
les valeurs qui fondent la société québécoise. Il est essentiel toutefois
que ce débat soit mené de façon sereine.»
Où s'en va-t-on comme société?
Les accommodements ont toujours existé au Canada, rappelle le
professeur : «Accommodements entre colonisateurs et autochtones, entre
francophones et anglophones ou catholiques et protestants, accommodements
face aux immigrants qui arrivaient en vagues successives… L'étude du passé
pourrait permettre de poser un regard plus posé sur ce qui se passe
aujourd'hui, et peut-être même nous servir d'exemple dans certains cas.»
C'est pourquoi le SODRUS espère recevoir bientôt une subvention qui lui
permettrait d'étudier les façons dont la société québécoise a abordé la
diversité religieuse et culturelle entre 1840 et 1920.
D'ailleurs, le modèle d'accueil et d'intégration des minorités
culturelles et religieuses développé au Québec et au Canada est considéré
par plusieurs comme exemplaire à l'échelle mondiale. Il serait périlleux
selon le professeur Lebel-Grenier de l'abandonner au profit de modèles qui
ont démontré leurs failles, comme le modèle de la laïcité à la française.
Sébastien Lebel-Grenier, vice-doyen à la recherche et aux études
supérieures de la Faculté de droit et directeur du groupe de recherche
Société, droit et religions de l'UdeS.
Photo : Roger Lafontaine |
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