Liaison, 26 octobre 2006

Des tonnes de tomates
en pleine poire à la Tomatina
PASCALE ROUSSEAU
Graphiste au Service des communications
Il est presque midi. Des dizaines de milliers de personnes s'agitent dans
la banlieue valencienne. Le sol, les murs, les gens sont recouverts d'une
épaisse substance rouge tachant leurs vêtements et leur peau. Voilà déjà une
heure que ça dure. Une heure de folie collective. Soudain, un coup de feu
retentit. Des cris fusent de toutes parts. Des cris de déception se
déclinant dans de multiples langues et accents.
Je suis pourtant dans un village espagnol habituellement bien tranquille.
Mais le dernier mercredi d'août est jour d'exception à Buñol. Les
9000 habitants y accueillent alors quelque 30 000 touristes venus se farcir
la bouille de pâte de tomate. C'est la Tomatina, point culminant d'un
festival d'une semaine célébrant le saint patron de la ville. On raconte
qu'en 1945, lors de la procession, une bataille aurait éclaté entre des
jeunes se trouvant près de l'étal d'un marchand de fruits et légumes. Je
vous laisse imaginer la suite. Les villageois renouvelèrent l'expérience au
fil des années, créant ainsi une tradition malgré l'interdiction de la
ville. C'est en 1980 que celle-ci comprit le potentiel touristique de
l'événement et s'organisa en conséquence. Le principe est simple : à 11 h,
cinq camions déversent plus de 110 tonnes de tomates mûres dans la Plaza del
Pueblo. Les participants ont une heure pour s'éclater avec les fruits.
10 h 55 : l'attente
Retour en arrière. Nous voici sur la Plaza bondée, Mélanie et moi. Il est
10 h 55 et nous sommes prêtes : camisole blanche par-dessus notre bikini,
lunettes de soleil à défaut de lunettes de plongée, appareil photo jetable
imperméable et cubalitro
de cerveza pour se donner un peu de courage. Il fait terriblement
chaud. Des villageois nous arrosent du haut de leur balcon et nous leur
répondons par des cris de gratitude.
La foule compacte est une réplique des Nations-Unies. Beaucoup portent du
blanc et quelques-uns sont déguisés. Perruques, robes et chapeaux animent le
paysage. Des groupes d'amis ont revêtu un costume identique afin de
démontrer leur esprit d'équipe. La fébrilité est palpable, l'attente achève.
En me demandant de quelle façon les camions se frayeront un chemin à travers
tant de gens, j'entends le premier coup de feu.
11 h : c'est la guerre!
Il est 11 h, les camions arrivent. Les premières tonnes de tomates sont
répandues à une trentaine de mètres devant nous. Des gens lancent des
tomates à partir du camion même. Mélanie est atteinte en plein visage. Le
camion poursuit son chemin, arrivant à notre hauteur. Le camion passé, la
foule se presse vers les tomates. Dans cette foule compacte, jamais je ne me
suis sentie aussi serrée qu'à ce moment. J'ai de la difficulté à respirer
tant mon corps est comprimé. Je dois
m'étirer le cou afin de trouver un peu d'air vicié par la respiration et la
chaleur de ces milliers de corps qui se battent pour ne pas tomber. J'ai les
pieds en bouillie dans mes sandales. Une seule pensée m'habite : garder les
pieds larges afin d'éviter de perdre l'équilibre. J'ai de sérieux doutes sur
la solidarité des gens si j'en venais à embrasser le sol. Et franchement,
j'aurais bien besoin d'une autre
cerveza car mon courage commence
à faiblir! Je réussis à me diriger vers une rue transversale un peu plus
tranquille.

Le jus de tomates inonde les rues et nos vêtements.
Rouge de la tête aux pieds
Où est Mélanie dans cette cohue? On a bien tenté de rester ensemble, de
garder un contact visuel, mais entre ce qu'on peut et ce qu'on veut...
J'entends alors mon nom. Ouf! Elle est là, en un morceau, quoiqu'un peu
ébranlée. Dans la petite rue parallèle située en contrebas de la Plaza, nous
pouvons finalement reprendre notre souffle et nos esprits. Près de nous, une
jeune fille pleure; elle a vraiment eu la frousse. Plus loin quelques
centaines de personnes luttent dans la purée de tomate qui coule des rues
transversales. Allons! Je ne suis pas venue ici pour finir la journée
propre! À l'attaque!
Les tomates sont tellement écrasées qu'on doit faire des boules pour les
lancer. Des inconnus deviennent nos alliés contre nos amis. Des commandos
nous attaquent. Il ne faut faire confiance à personne! J'essaie de ne pas
rire pour éviter d'avaler du jus de tomates à la pureté douteuse, mais sans
succès. Il y en a tellement dans la rue qu'on peut en envoyer avec le pied.
Je suis trempée et rouge des pieds à la tête. J'essaie d'essuyer la lentille
de ma caméra, mais je n'ai absolument rien de sec sous la main. Mes photos
seront floues!
Malgré le règlement, plusieurs garçons se retrouvent sans chandail,
arraché par leurs amis pour en faire un projectile. De la pâte de tomates en
pleine poire, ça ne fait pas vraiment mal. Un chandail imbibé de jus, ça
sonne un peu. Mais bon, à la guerre comme à la guerre!
Ou sont passés les tuyaux?
Après une heure de délire, le deuxième coup de feu retentit, marquant la
fin de l'événement. Nous remontons sur la Plaza. Je patauge dans une épaisse
couche de sauce tomate. Des centaines de sandales orphelines, de chandails
en lambeaux et de verres de plastique y baignent. C'est maintenant le temps
de trouver un bon Samaritain possédant un tuyau d'arrosage.
La tâche accomplie, direction sangria!
Assises sur le trottoir, pourvues du précieux liquide, nous discutons avec
les autres participants. La musique anime les rues, l'ambiance est festive.
Sur la Plaza del Pueblo, les employés de la ville et les habitants
s'affairent à nettoyer les preuves du combat. En quelques heures, plus rien
n'y paraîtra.
Plus tard, devant un bar très animé, nous retrouvons par hasard deux
Anglais rencontrés précédemment. Ils sont maintenant entourés de leurs amis.
Ils nous présentent Miguel et Michelle, père et fille, originaires du coin,
bien que Michelle vive en Angleterre. Miguel, malgré ses 72 ans, est une
vraie boule d'énergie, et le mot «gêne» ne paraît simplement pas dans le
vocabulaire de sa fille. Notre après-midi sera ponctué d'éclats de rire, de
chorégraphies père-fille et de discussions hilarantes.
Je me sens collante et je dégage une drôle d'odeur, mais je suis
totalement heureuse. Heureuse d'avoir participé à un événement aussi intense
et insensé. Heureuse d'être entourée de gens souriants et agréables.
Heureuse, finalement, de me faire sécher la tomate sous les chauds rayons du
soleil espagnol.

Ma camarade Mélanie se lance à l'attaque.
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