Des lunettes africaines pour comprendre le Mali
Au printemps dernier, quelques semaines après avoir complété
son baccalauréat en mathématiques, Sébastien Labbé s'est rendu au Mali dans
le cadre d'un stage d'initiation à la coopération internationale avec le
Carrefour de solidarité internationale de Sherbrooke. Il présente ici un
regard sensible sur certaines réalités locales, dont l'excision.tes
africaines pour comprendre le Mali
SÉBASTIEN LABBÉ
Bachelier en mathématiques
irakoro au Mali est un village de 1000 personnes dont le nom
signifie «au pied du baobab» en langue bambara et exprime l'emplacement. Un
baobab géant se dresse au centre du village où on nous a accueillis le
premier jour. Lors de mon stage en mars, c'était la saison sèche. Pas une
goutte de pluie n'était tombée depuis des mois. Les villageois s'affairaient
à la confection de briques et la construction de maisons. Il fallait aussi
abreuver le bétail et accumuler le bois (de cuisson), car au retour de la
pluie, il faut travailler aux champs.
L'école
L'école est une réalité récente pour le village. Fondée il y a
cinq ans, elle dispense les niveaux de la première à la sixième année. C'est
une école communautaire, c'est-à-dire financée par le village. Elle manque
de matériel et n'a pas les moyens d'engager des enseignants ayant eu une
formation à l'école des enseignants. Les enseignants reçoivent quand même
des visites d'inspecteurs qui vérifient que le programme à suivre est
respecté. Ils enseignent en français, langue seconde des élèves… et des
enseignants. Au village, la langue parlée est le bambara. Au début du stage,
nous avons rencontré les professeurs qui nous ont expliqué leur réalité et
exprimé leurs besoins… matériels. Ils n'avaient pas bien compris nos
objectifs. Nous leur avons dit que nous préférions les échanges durables.
Pas facile à expliquer à un enseignant qui travaille avec des élèves n'ayant
même pas de cahier.
Les échanges
Impliqué à la réfection de la maternité et à l'élaboration
d'une culture maraîchère, chacun d'entre nous était associé à une famille et
a participé aux tâches du village. Cela nous permet de faire plusieurs
rencontres et échanges. Par exemple, je me rappelle une fois où les femmes
du village nous montraient les étapes de la transformation du coton en fil.
Les instruments de musique n'étant jamais trop loin, une femme a commencé à
frapper sur une calebasse. Nous avons répondu avec un rythme de cuillère et
le tout s'est transformé en un rigodon malien. Quand la langue ne nous le
permet pas, la musique et les gestes deviennent notre moyen de communiquer.
Les enfants
Les familles sont tellement nombreuses que même les enfants
s'occupent des enfants. À quatre ans, une fille porte sa petite sœur âgée de
trois mois sur son dos comme le fait sa mère. Les enfants participent aux
travaux du village. D'ailleurs, c'est en serrant leurs mains que je l'ai
vraiment réalisé. Des mains charnues et déjà usées. C'est bien différent des
miennes qui tapent le clavier d'ordinateur, griffonnent des formules
mathématiques et lancent des frisbees.
L'excision au village
Lors de mon séjour au Mali, il y a eu l'excision au village.
D'abord, je suis un gars et je n'en connais pas beaucoup sur le sujet. Il
existe de meilleures sources pour en connaître plus. Par contre, je
considère comme important d'au moins mentionner que les femmes du village de
Sirakoro sont excisées et qu'en février 2006, les jeunes filles du village
ont été excisées.
C'est impossible de vous rendre une image parfaite du village
avec les mots, mais taire l'excision, ça aurait été mentir. J'ai retardé le
moment d'en parler parce que je ne savais pas comment l'aborder. En fait,
c'est justement ce qui s'est passé : ma façon de l'aborder a changé.
J'avais et j'ai encore des lunettes occidentales. Avec cette
vision, on peut produire une belle argumentation : non à l'excision pour
telle, telle et telle raison. Au Mali, on a jasé, on a fait des rencontres.
Peu à peu, j'ai découvert l'existence d'une autre paire de lunettes. Des
lunettes africaines. Je les ai essayées. Pas assez longtemps pour tout voir,
mais assez pour comprendre que ce ne sera pas un système d'argumentation
construit sur des bases occidentales qui changera les traditions de Sirakoro.
Il faut adapter notre discours.
Vous allez me trouver drôle, mais ça me fait penser aux
mathématiques. Quand on commence l'étude de la géométrie hyperbolique, on
découvre des cercles qui deviennent des droites, des droites parallèles qui
se croisent et des triangles dont la somme des angles n'est pas 180 degrés.
Afin de comprendre ces nouveautés, il faut d'abord accepter de modifier le
dernier des cinq axiomes d'Euclide sur lesquels repose toute la géométrie
conventionnelle. Les cultures sont comme les géométries. On ne peut pas
comprendre l'autre culture sans sortir de la sienne.
Par exemple, on ne parle pas de sexe de la même façon là-bas.
C'est un sujet tabou au Mali. Il faut savoir adapter son discours. On ne
peut donc pas parler d'excision sans tenir compte de la culture et des
traditions.
Le 8 mars 2006. Journée internationale de la femme. On profite
de cette journée pour faire quelques échanges culturels. Nous devions
préparer un plat typiquement québécois... avec les moyens maliens. On a fait
des patates pilées! Les villageois ont concocté des mets typiquement
maliens. Nous avons rassemblé les plats. Les patates pilées sont parties
très vite. Tout le monde était curieux d'y goûter. Toute la journée, les
hommes devaient participer aux tâches quotidiennes des femmes du village. Je
portais aussi le turban. Un truc qui n'est jamais porté par les hommes au
village. Bref, brisons les petits tabous pour briser la glace...
Ensuite, Nako a pris la parole devant les femmes du village.
Nako, c'est la Janette Bertrand de la région. Elle se promène de village en
village pour discuter avec les femmes. Ce jour-là, elle portait une chemise
d'un tissu déclarant en français et en bambara : «Ma fille ne sera pas
excisée». Elle commença à parler au groupe de femmes. Les discussions
étaient en bambara, alors j'essayais de lire sur les visages entre deux
phrases traduites. Elle tourna autour du pot, aborda divers sujets, puis
elle parla de l'excision. Les yeux des jeunes filles de 16, 17, 18 ans
étaient fixés sur Nako comme si c'était la première fois qu'on leur en
parlait. Comprenaient-elles les raisons de certaines douleurs ou des
complications du dernier accouchement?
Au travers de la traduction, j'ai compris comment l'approche de
Nako était adaptée au Mali. Elle intégrait les traditions et la culture dans
son discours. Elle remettait en question la croyance que les femmes non
excisées sont infidèles. Elle insistait sur le fait que l'excision ne sert à
rien. Elle démontrait qu'on ne renie pas sa culture en ne faisant pas
exciser sa fille. Quoi qu'il en soit, il faut du temps et beaucoup d'énergie
pour changer les traditions. Mais ça se discute de plus en plus. Il y avait
souvent des articles traitant de l'excision dans les journaux de Bamako.
Pour en savoir plus sur mon séjour au Mali :
www.polenafrique.blogspot.com.
Sébastien et des amies ont cueilli des mangues. |
De jeunes enfants s'occupent de plus jeunes encore.
Photos : Sébastien Labbé |
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