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Liaison, 9 mars 2006
«Où est passé l'esprit du sport?»
Est-il normal que le public perçoive
comme une défaite crève-cœur
une 5e place aux Olympiques?
ROBIN RENAUD
Le 26 février, le rideau est tombé sur les Jeux olympiques de Turin.
Avant cette grand-messe du sport international, les attentes des nations
représentées étaient grandes. Si plusieurs athlètes ont réalisé des exploits
remarquables, quelques-uns ont échoué. D'autres encore ont atteint leurs
objectifs et ont réalisé leur meilleure performance à vie, mais ont vu leurs
succès pratiquement ignorés, ayant raté de peu leur chance de monter sur le
podium. Un traitement injuste, selon le professeur Jean-Pierre Brunelle,
spécialiste de l'intervention éducative en activité physique, de l'éthique
ainsi que du comportement des athlètes et des entraîneurs. Il estime que la
pression exercée sur les athlètes par leurs commanditaires et les sommes
colossales en jeu ont dénaturé l'esprit olympique. Dans une entrevue qu'il
nous a accordée, il appelle le public à une réflexion sur ses attentes face
aux sportifs de haut rang.
Liaison : Quand arrivent les Olympiques, les attentes sont très
grandes. Les délégations et les médias mettent l'accent sur les athlètes les
plus susceptibles de remporter des médailles, mais les succès ne sont pas
toujours au rendez-vous. Les athlètes subissent-ils une trop forte pression?
Jean-Pierre Brunelle : D'abord, j'ai beaucoup de respect pour les
athlètes et les entraîneurs, souvent très jeunes, qui se donnent à fond dans
leur discipline, et qui rêvent d'avoir une médaille d'or entre les mains.
Malheureusement dans ce contexte, certains sont prêts à prendre tous les
moyens pour y arriver. Les cas de dopage et de transgression des règles
témoignent de cette triste réalité.
En même temps, le sport est présenté par ses promoteurs comme une
activité aux valeurs éducatives, un lieu d'accès à la morale qui conduit à
l'apprentissage des valeurs associées à l'esprit sportif. Toutefois, ces
mêmes promoteurs du sport «amateur» s'enrichissent solidement sur le dos des
athlètes et des entraîneurs. La pression médiatique s'exerce sur les
athlètes et les entraîneurs pendant que les promoteurs récoltent les profits
et se pavanent dans les banquets à travers le monde. Il est vrai que la
pression existe et qu'elle peut influencer certains participants. Cependant,
il est légitime de se questionner plus en profondeur sur les sources de
cette pression. De se demander également quel genre d'apprentissage nos
athlètes et entraîneurs réalisent. Qui tire réellement profit de tout cela?
Liaison : Comment les athlètes doivent-ils composer avec cette
pression?
J.-P. B : Pour être à son meilleur, l'athlète doit faire fi de la
pression et ne pas se laisser envahir par l'émotion qu'elle provoque. Il
doit porter toute son attention sur les actions qu'il a à faire et se placer
dans un état d'esprit favorable à l'expression de son talent. Pour illustrer
ce concept, faisons le parallèle avec un médecin à l'urgence qui doit
soigner des blessées à la suite d'un grave accident de la route. Bien que je
ne sois pas médecin, j'ai eu l'occasion d'apprécier le travail de ces
professionnels à quelques occasions. Le médecin doit faire face à de
multiples pressions – bien plus capitales que celles crées par la
compétition sportive – et il est facile de penser que cela doit engendrer
toutes sortes d'émotions. Toutefois, il y a une procédure à suivre, des
actions à faire, des gestes à poser. Devant l'urgence de vies en danger, ce
n'est pas le moment pour les médecins de se laisser inhiber par l'émotion
même si elle apparait. Or, si vous étiez blessé sur une civière, à quel
genre de médecin feriez-vous confiance pour vous soigner? Le médecin A qui,
envahi par ses émotions, est inhibé ou surexcité, ou le médecin B qui agit
avec la tête froide et les idées claires? La réponse est évidente.
L'athlète, pour exprimer ses compétences et son talent doit faire de même,
sinon il se bat lui-même!
Liaison : Que pensez-vous de la présence de psychologues au sein des
délégations sportives?
J.-P. B : La question est très pertinente car il y a de plus en
plus de psychologues dans l'entourage sportif. Le fait de laisser de côté
des émotions peut être difficile à la longue pour certains athlètes.
Certains autres ont besoin, à divers moments, d'un accompagnement
professionnel pour faire des prises de conscience et initier des changements
plus profonds. L'expertise de psychologues et de psychiatres est alors
incontournable et salutaire pour le bien-être et le développement des
athlètes et des entraîneurs. Toutefois, je considère que dans certaines
organisations il y a trop de personnes intervenantes pour tout et pour rien
– pas seulement des psychologues – autour des athlètes. Ceux-ci peuvent
développer une dépendance à l'entourage, ce qui n'est pas toujours sain.
Selon moi, la compétition sportive peut contribuer grandement au
développement personnel et social. Les situations compétitives offrent des
occasions d'apprendre, de faire face à des déceptions, de vivre des
réussites, de développer la coopération, d'apprendre l'opposition dans le
respect. Plusieurs bons entraîneurs accompagnent très bien leurs athlètes
dans ce processus. Ainsi, l'athlète équilibré chemine au fil des
compétitions et développe lui-même sa capacité à tirer des lignes de
conduite de ses expériences athlétiques.
Liaison : Mais ce sera difficile de changer les mentalités et les
attentes du public?
J.-P. B : À mon point de vue, de plus en plus de personnes sont
conscientes des enjeux réels alors que d'autres se laissent emporter par le
tourbillon médiatique. En ce sens, certains comportements d'une partie du
public ont peu évolué depuis l'Antiquité. Les excès commis par certains
participants s'observent aussi chez les spectateurs. Ainsi, le spectacle
sportif semble prendre l'allure d'une puissante catharsis pour certains
partisans. On encourage des athlètes qui se donnent à fond et si notre camp
gagne, cela libère des frustrations. Si les nôtres perdent, on tourne le
pouce vers le bas et on les rabroue sur la place publique. Il y a matière à
réflexion quand un athlète se classe 5e au monde et que certains
sont prêts à mettre le pouce vers le bas et à bouder sa performance. Combien
d'entre nous sommes 5es au monde dans notre discipline? Et si
c'était notre fille ou notre fils qui était 5e, quel serait notre
réaction? Heureusement, certains modèles à suivre se manifestent encore,
comme cet entraîneur norvégien qui a donné un bâton de ski à une athlète
canadienne afin qu'elle puisse finir sa course. À mon sens, c'est là un
exemple qui doit nous inspirer et nous aider à recentrer les valeurs qu'on
privilégie dans le sport.
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Le professeur Jean-Pierre Brunelle, de la Faculté d'éducation
physique et sportive.
Photo : Roger Lafontaine |