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L'aventure, toutes voiles dehors!
Étendre ses voiles vers le Vieux
Continent Les prochains mois seront des plus stimulants
pour un étudiant à la maîtrise en génie mécanique, passionné de la
voile. En effet, Mathieu Chagnon a été engagé à titre de stagiaire chez
Océa, une entreprise qui dessine des voiliers de course en haute mer et
axe ses recherches sur le développement de matériaux et de technologies
de pointe. Il partagera, dans quelques numéros de Liaison, ses
impressions sur son voyage dans le Vieux Continent.
Certains de nos lecteurs connaissent déjà Mathieu Chagnon grâce à
L'Odyssée du Rackam, une aventure en voilier qu'il a instiguée
en 2004. Le projet, réalisé avec quatre autres étudiants, prévoyait la
construction d'un voilier, une expédition à son bord sur le
Saint-Laurent et la réalisation d'un film sur cette expérience. Les
efforts de l'équipe n'ont pas été vains : en juin, le trimaran Rackam
gagnait le large pour une longue escapade jusqu'aux îles de Mingan,
dans la région de la Côte-Nord. Quelques mois après le retour, Mathieu
Chagnon a présenté le film sur L'Odyssée du Rackam dans le cadre
de Kino Sherbrooke.
C'est au cours de son adolescence que Mathieu Chagnon a eu le coup de
foudre pour la voile. Pendant huit mois, il a eu l'occasion de naviguer
autour du monde à bord d'un voilier. Puis, cette passion n'a cessé de
grandir. C'est ainsi qu'au début de ses études en ingénierie, il a conçu
un voilier et l'a construit dans le garage de ses parents.
Aujourd'hui, il a la chance d'acquérir de l'expérience dans ce
domaine qu'il adore, entouré des plus grands spécialistes du monde. Et
les lecteurs de Liaison, eux, ont le bonheur de suivre ses
expériences au fil de quelques textes, dont voici le premier. |
MATHIEU CHAGNON
Nous filons à plus de 25 nœuds en traversant de longues vagues
paresseuses qui font rebondir notre canot pneumatique comme un ballon un peu
trop mou. Le ciel est rouge comme un brasier car tranquillement, le soleil
se couche sur le bassin et nous laisse sans chaleur pour affronter le début
d'une nuit froide. À cette vitesse sur l'eau, l'air salin entre par toutes
les ouvertures de nos cirés et se faufile jusqu'au moindre petit coin de nos
combines. Nous grelottons, mais le spectacle vaut la peine d'être
vu, car sur l'horizon se découpent les deux mâts d'un voilier bien spécial,
celui qui m'a amené jusqu'ici, en France, pour réaliser une étude
spécialisée de quatre mois sur les matériaux composites.
Ce voilier est surnommé l'hydraplaneur en raison de la forme de ses
coques dessinées comme des flotteurs d'hydravion. C'est un prototype d'un
principe nouveau qui a été créé dans le but de vaincre les fameux trimarans
de 60 pieds de la classe ORMA, ceux-là mêmes qui se réunissent à l'occasion
de la transat Québec–Saint-Malo ou qui participent à la Route du rhum. Ce
soir, le voilier est sorti sur le bassin pour calibrer son électronique de
bord et, bien que je sois assigné à un autre projet de développement,
j'assiste, en tant que spectateur, aux tests de mise en route. C'est comme
ça que je me mets «dans le bain» de la voile de compétition parce que
justement, je dois voir à la réalisation d'un voilier qui sera en quelque
sorte le successeur de l'hydraplaneur.
Mon patron, Yves Parlier, m'a engagé, moi, un autre ingénieur et un
skipper (pilote d'un voilier de course) pour former un bureau
d'ingénierie capable de transformer les plans d'un futur trimaran de
80 pieds en cinq bateaux performants avant septembre 2007. Autrement dit,
nous devons travailler avec un architecte naval pour construire ces cinq
bateaux géants en un délai hypercourt. L'idée est de créer une nouvelle
classe de bateau, des trimarans capables de participer à des courses
océaniques d'envergure telles que le Vendée Globe.
Inutile de dire que, sur le plan technique, c'est un projet très
ambitieux. Je me demande parfois pourquoi ils ont fait appel à moi pour les
aider à y parvenir. Je regarde alors mon curriculum vitae qui allonge
les projets de voile l'un derrière l'autre et les heures passées à m'abîmer
la vue devant les logiciels de conception assistée par ordinateur, et je
comprends qu'ils ont dû se dire : «Ce gars-là est aussi maniaque que nous!»
Alors ils m'ont pris, et je me retrouve à côtoyer ces marins, qui ont tout
donné pour leur passion et qui ont vécu tant d'aventures en mer qu'ils sont
devenus des légendes ici.
C'est le cas d'Yves (mon patron), qui a réparé lui-même, sans assistance,
son mât cassé en deux pendant son dernier tour du monde en solitaire pour
ensuite le remettre en place et poursuivre la course. Ça lui a pris 13 jours
pour faire seul quelque chose qui est très difficile à faire à terre, alors
imaginez sur un bateau brisé avec des voiles et des bouts qui pendent de
partout. Mais ce n'est pas lui le pire. Un autre skipper avec qui je
travaille, Laurent Bourgnon, a traversé l'Atlantique et a affronté ses
premières tempêtes pour la première fois à 20 ans, sur un petit catamaran de
18 pieds sans cabine! Une traversée sans jamais être sec ni avoir chaud, si
bien qu'à son retour, d'après ce qu'il m'a dit, il ne pouvait plus enlever
sa combinaison sans que la peau ne vienne avec le tissu! Uhh!
Et moi, assis sur mon pneumatique, ce soir, je me rappelle ces
conversations récentes et tranquillement, je m'éloigne des procédés de mise
en œuvre des matériaux composites ou de la mécanique des fluides pour me
voir à bord de ce bateau. Soudain, je ne suis non plus sur ce bassin calme,
mais au milieu d'une course autour du monde… dans les 40 rugissants, au cœur
du grand Pacifique Sud. Le vent souffle très fort. Allongé sur ma couchette,
j'essaie de dormir. Le bateau tape dans les vagues, les chocs sont violents
et me bousculent. Parfois, il faut même me tenir pour ne pas tomber! Les
bruits, amplifiés par la structure en carbone du bateau, sont de véritables
déflagrations. Cela fait maintenant 24 heures que je suis éveillé et je sens
qu'il me faudrait vraiment dormir pour récupérer. La baisse de vigilance
consécutive au manque de sommeil est un phénomène sournois qui peut
entraîner des erreurs de jugement ou de stratégie, des maladresses, des
chutes ou des accidents plus graves encore. Dans la tempête, la force du
vent est telle qu'elle propulse ce voilier, même sans voile, à plus de
25 nœuds (environ 45 km/h)! Deux bateaux concurrents ont déjà cassé leur
quille et ont chaviré…
Mouais, de retour à la réalité, tout compte fait, je ne suis pas sûr de
partager cette ivresse pour l'aventure extrême. Enfin, étant ici pour cinq
mois au total, j'ai tout mon temps pour découvrir la France, ses voiles et
ses marins. J'ai bien hâte de pouvoir vous en dire plus. En attendant,
transis de froid dans un pneumatique sur le bassin d'Arcachon, je regarde
cet étrange voilier, sur lequel des silhouettes devenues noires avec la nuit
tombante s'affairent autour d'une série d'écrans lumineux et je me dis,
rêveur : «Que l'aventure commence!»
L'hydraplaneur est soulevé pour sa
remise à l'eau le 7 janvier.
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