Béton et coca
JULIE TREMBLAY
Nous sommes maintenant au Pérou depuis deux mois. Que le temps a passé
vite! La construction du centre de services sociaux pour les femmes victimes
de violence avance à la vitesse de l'éclair. L'arrivée d'un nouveau
contremaître de 28 ans d'expérience nous a été profitable. Tant de choses
ont changé, les murs se sont élevés et pratiquement toute la structure est
maintenant terminée. Le rêve de la «Casa» prend forme pour nous et nos
partenaires péruviens.
La grève pour la coca
Une grève a menacé l'avancement des travaux. Pendant près d'une semaine,
les manifestants empêchaient quiconque de travailler dans toute la région de
la Convención. Les plus téméraires le faisaient discrètement. La ville
devenue un village fantôme s'éveillait d'un coup avec une foule de
manifestants hurlant leur désir de garder le droit de cultiver la feuille de
coca. Les grévistes réagissaient aux pressions américaines pour éradiquer la
culture de la coca, légale actuellement au Pérou à des fins «traditionnelles
et médicinales». Le Pérou est le second producteur mondial de coca après la
Bolivie. La province de la Convención produit annuellement 4880 tonnes de
coca. Un homme m'expliquait que dans les montagnes, des milliers de
campesinos cultivent la feuille de coca pour leur subsistance et de manière
traditionnelle, car le climat est peu propice à d'autres types
d'agriculture. Dans la culture populaire, la coca n'a rien à voir avec la
drogue. Utilisée depuis des milliers d'années par les peuples andins, elle
se mastique pour soulager la faim, donner force au travail et contrer le mal
des montagnes.
Nous avions choisi de poursuivre les travaux la porte fermée durant les
jours de grève, comme le maestro nous le recommandait, puisque le
temps nous était compté pour terminer la construction. Heureusement pour
nous, les manifestants ont été pacifiques lorsqu'ils ont passé devant le
chantier. Nous sommes allés marcher avec eux pour calmer les ardeurs. Ils
nous ont fait brandir leur drapeau et étaient fiers que des étrangers soient
à leur côté.
Le grand jour, le coulage de la dalle de béton
Après cette grève, nous avons redoublé nos efforts en travaillant des
heures supplémentaires avec nos employés. Dans le temps qu'il faut pour le
dire, tous les coffrages et les poutres furent érigés pour permettre la
coulée de la dalle du premier étage d'une superficie de 250 m2.
Pour cette journée inoubliable, tous étaient au poste et la majorité
mâchaient leur feuille de coca. Dix pelleteurs alimentaient les mélangeurs à
béton pendant que 26 autres montaient sans arrêt sur le toit en courant,
chargés de chaudières de béton.
Le maestro et l'équipe du Groupe de collaboration en ingénierie de
l'Université de Sherbrooke (GCIUS) veillaient à la qualité et à la
coordination du travail. Le coulage de la dalle est un point crucial de la
construction puisqu'elle finalise la structure. Il s'en est fallu de peu
pour que la date soit retardée en raison de problèmes de livraison, typique
en région isolée comme Quillabamba. En respect des traditions péruviennes,
une bouteille de champagne avec des fleurs a été accrochée au mur, et
Jean-Charles a eu l'honneur d'être parrain de la construction après avoir
cassé la bouteille. Ensuite, nous avons fait la fiesta et fraternisé avec
nos employés. Après ce fut le temps de prendre des vacances bien méritées!
Le béton fraîchement coulé doit sécher pendant deux semaines. Nous sommes
donc partis à l'aventure vers le Machu Picchu pour un petit cinq jours.
Machu Picchu
Pour nous rendre à la cité perdue des Incas, plusieurs chemins sont
proposés par les agences touristiques. Pour gravir le chemin inca, les
«locaux» passent plutôt par Santa Teresa, et c'est tout une aventure. Un ami
nous a offert d'embarquer dans la boîte de son pick-up jusqu'au petit
village de la région. Sur cette route cahoteuse et isolée, la coutume est
d'embarquer ceux qui demandent le passage. Au départ six, nous nous sommes
donc vite retrouvés à 12 dans cette camionnette paraissant avoir fait son
temps. J'ai eu la peur de ma vie lorsque nous nous sommes mis à reculer à
deux pieds d'une falaise, car le camion manquait de puissance pour monter la
côte avec tout ce monde.
Le village de Santa Teresa porte les cicatrices du phénomène El Niño, qui
avait complètement détruit le village et la voie ferrée il y a huit ans.
Pour traverser la rivière Vilcanota, aucun pont n'a été reconstruit, et le
seul moyen de traverser est à l'aide d'une nacelle suspendue à un câble. Les
investissements sont absents pour la reconstruction de ces lieux et
l'intérêt économique des propriétaires de la voie ferrée s'arrête à la
station hydroélectrique proche du Machu Picchu. Après trois heures de marche
sur un ancien chemin inca transformé en voie ferrée, nous sommes arrivés au
village d'Aguas Calientes, station balnéaire où restaurants et hôtels
attendent des milliers de touristes du monde entier.
Taillée à même la pierre d'un sommet de 2400 mètres d'altitude, «la
vieille montagne», ou Machu Picchu en quechua, servait principalement au
rite religieux. Cette ville fut construite en altitude afin de se rapprocher
des cieux. Elle prend la forme d'un condor, animal mythique représentant le
contact entre les hommes et les dieux. Malgré leur coutume un peu barbare
d'offrir en sacrifice la plus belle des jeunes filles du village, les Incas
restent un peuple fascinant. Leurs connaissances en astronomie leur
permettaient de connaître les saisons et un temple dédié au soleil laissait
entrer la lumière uniquement au solstice de chaque année. Cette cité fut
oubliée pendant très longtemps. Elle fut cachée aux Espagnols et abandonnée
par les Incas durant les années de colonisation, pour être finalement
redécouverte au début du siècle par l'explorateur Hiram Bingham. Après ce
ressourcement de quelques jours, l'équipe du GCIUS est retournée au
chantier.
Nous entamons maintenant l'étape de la finition. Dans moins d'un mois, ce
beau projet se sera concrétisé et nous léguerons la Casa Communitaria de
Servicios sociales de la Convención aux femmes victimes de violence. À notre
départ, nous aurons légué une salle d'urgence pour donner des soins
médicaux, deux bureaux de consultation et trois chambres avec cuisine et
buanderie qui serviront à accueillir des petites familles dans le besoin.
Manifestation lors de la grève de la coca
dans les rues de Quillabamba.
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