Liaison, 27 octobre 2005
À propos du manifeste
Pour un Québec lucide
Lucien Bouchard et onze personnalités publiques de toutes allégeances
politiques publiaient le 19 octobre le manifeste Pour un Québec lucide.
Nous avons demandé à Luc Godbout de répondre à nos questions concernant le
portrait que dresse le manifeste de la situation au Québec et les pistes de
solutions qu'il propose.
Luc Godbout est professeur au Département de sciences comptables et de
fiscalité de l'Université de Sherbrooke et chercheur à la Chaire de
recherche en fiscalité et finances publiques. Il concentre ses recherches
sur les politiques fiscales et sur les théories économiques de l'imposition.
Selon les auteurs de ce manifeste, le Québec est devant une impasse,
confronté à une future situation démographique décroissante. Partagez vous
ce constat?
R : Je suis très à l'aise avec l'esprit de ce manifeste. Ce document
trace un bon portrait de tout le chemin qu'a parcouru le Québec au cours des
50 dernières années et des défis auxquels il aura à faire face lors des
50 ans à venir.
Depuis quelques années déjà, le Québec tire le diable par la queue et
peine à boucler son budget. Et imaginez, nous en sommes là, malgré le fait
que nous connaissons une bonne croissance économique depuis près de 10 ans!
Bien sûr, le déséquilibre fiscal qui prévaut dans la fédération canadienne
prive le gouvernement du Québec de ressources financières considérables. À
cet égard, le manifeste reconnaît l'existence du déséquilibre fiscal, mais
souligne que sa présence n'est pas une raison pour rien faire d'autre.
Ce que la situation actuelle du Québec laisse difficilement
transparaître, c'est que le pire est pourtant à venir. L'inexorable
vieillissement de la population québécoise frappera vite et fort. Alors que
cette année, le groupe d'âge 0-24 ans, représentant 29 % de la population du
Québec, est deux fois plus nombreux que la population de 65 ans et plus
(14 %), un renversement de la situation est attendu en aussi peu que 20 ans,
puisqu'en 2025 le nombre des personnes âgées dépassera celui des 0-24 ans.
D'un côté, cela va créer une pression à la hausse sur les services publics,
notamment la santé. De l'autre, il en découlera une diminution absolue du
nombre de travailleurs, affectant ainsi à la baisse les recettes fiscales.
Vous l'aurez compris, la combinaison de ces deux phénomènes entraînera une
détérioration accrue de la situation financière du Québec, pourtant déjà
précaire.
Ce brassage d'idées arrive à point nommé.
Q : Qu'adviendrait-il du Québec s'il conservait le statu quo?
R : Si nous ne faisons rien, à long terme, c'est la pérennité des biens
et services publics québécois qui est en cause. Si nous fermons les yeux
maintenant et que nous attendons 10 ans avant d'agir, les efforts demandés à
ce moment ne seront que plus douloureux.
Q : L'idée peut paraître farfelue, mais ne serait-il pas plus de mise
de mettre l'accent sur des mesures favorisant la croissance du taux de
natalité, une espèce de «revanche des berceaux»?
R : Une éventuelle revanche des berceaux n'est pas qu'une question de
politique. Le Québec a une politique familiale. Tant le gouvernement fédéral
que le gouvernement du Québec offrent une prestation pour enfants. Pour un
couple avec deux enfants, l'aide combinée maximale peut atteindre près de
8500 $ annuellement. À cela s'ajoute le programme des garderies à 7 $. À
compter du 1er janvier 2006, le nouveau régime d'assurance
parentale verra le jour et couvrira également les travailleurs et
travailleuses autonomes. La politique familiale actuelle est généreuse dans
l'année de la naissance d'un enfant, elle apporte une aide financière
périodique jusqu'à ce que l'enfant atteigne 18 ans et elle offre la
possibilité de retour sur le marché du travail à faible coût avec les
services de garde à 7 $.
Ici, la question est de savoir si la «revanche des berceaux», comme vous
dites, passe par le rétablissement des «bébés bonis». Entre 1988 et 1992, le
Québec avait une allocation à la naissance de 500 $ pour le 1er enfant,
de 1000 $ pour le 2e enfant et de 8000 $ pour le 3e enfant.
Cette politique ne semble pas avoir fonctionné. De plus, la dernière chose
qu'on souhaite est d'offrir un montant si alléchant qu'il modifie la
décision d'avoir un autre enfant dans l'unique but d'obtenir un gain
financier à court terme.
Q : La proposition d'augmenter les taxes sur la consommation et
d'abaisser les impôts sur le revenu vous semble-t-elle efficace et réaliste
pour augmenter l'offre de travail et de capital, tel qu'expliqué à la page 9
du manifeste?
R : Tout à fait, c'est une position que je défends déjà. Sur le strict
plan de la croissance économique, il est généralement admis que l'imposition
du revenu serait une forme d'imposition plus dommageable que la taxation de
la consommation. D'une part, le caractère progressif de l'impôt sur le
revenu démotive les travailleurs à faire des efforts pour gagner un revenu
supplémentaire en raison des taux marginaux croissants. D'autre part, la
taxe à la consommation a l'avantage d'être neutre quant aux choix des
individus entre consommations immédiate et future, contrairement à l'impôt
sur le revenu qui nuit à l'épargne. Même si l'on reproche à la taxation de
la consommation de ne pas tenir compte de la capacité de payer des
contribuables, il faut toutefois souligner que certains types de produits et
services jugés «essentiels» ne sont pas taxés et qu'il existe des crédits de
TPS et TVQ pour les ménages à faibles revenus. Quoi qu'il en soit, une
utilisation accrue de la taxation de la consommation devrait se faire en
simultanée avec une majoration du crédit de la taxe de vente afin de ne pas
affecter négativement les moins nantis.
On voit que l'idée est bonne et faisable. Néanmoins, si le Québec veut
aller de l'avant avec cette idée, il devra user de modération. Sa position
géographique fait en sorte qu'il ne peut hausser radicalement son taux de
taxe à la consommation sans prendre en compte la possibilité que des écarts
trop importants avec les provinces et États voisins puissent encourager
davantage les Québécois à consommer à l'extérieur de la province.
Q : Plutôt que de demander aux Québécoises et Québécois de payer plus
cher leur électricité, serait-il possible d'augmenter le prix de la vente de
l'électricité à l'extérieur du Canada seulement, et de se conserver un tarif
préférentiel comme producteur de la ressource énergétique?
R : Non, ce n'est pas possible ni souhaitable. Lors de l'exportation de
l'hydroélectricité, Hydro-Québec négocie déjà les meilleurs tarifs dans
l'intérêt de son actionnaire unique : le gouvernement du Québec. Aussi,
l'exportation nette ne représente que 2,4 % de la production totale d'Hydro-Québec,
97,6 % de la production va au marché québécois.
Autre élément important : ce n'est pas parce qu'Hydro-Québec «nous
appartient» qu'elle doit vendre l'hydroélectricité à rabais. L'utilisation
du juste prix pour un bien ou service, qu'il soit public ou privé, est le
signal économique pour optimiser sa quantité consommée et minimiser son
gaspillage. En plus du risque de gaspillage, il faut garder à l'esprit qu'un
tarif préférentiel ne bénéficie pas seulement aux contribuables à faibles
revenus, mais à l'ensemble de la population, au riche comme au pauvre.
De plus, il faut toujours rappeler que l'argent découlant de
l'augmentation des tarifs d'électricité ne s'en va pas dans le néant. Il
pourrait être mis de côté en vue d'assurer aux générations futures des
services publics comparables à ceux d'aujourd'hui avec un effort fiscal
comparable à celui de 2005 : une sorte de péréquation intergénérationnelle!
Encore une fois, des mesures particulières (crédit d'impôt) pourraient
être mises en place pour atténuer les effets défavorables sur les moins
nantis.
Q : Que pensez-vous de la proposition de créer un régime de revenu
minimum garanti qui remplacerait les programmes de redistribution existants?
R : Le revenu minimum garanti doit prendre en compte deux éléments
importants. D'une part, en majorant les tarifs d'hydroélectricité, en
augmentant les frais de scolarité et en déplaçant le fardeau fiscal de
l'impôt sur le revenu vers l'imposition de la consommation, les
contribuables québécois verront leur revenu disponible affecté. La mise en
place d'un régime de revenu minimum garanti doit donc chercher à compenser
les contribuables les moins nantis. D'autre part, le calcul de l'impôt et de
l'admissibilité aux programmes sociaux actuels font en sorte qu'il peut être
pénalisant d'accroître son revenu. Dans certains cas, lorsque le revenu d'un
ménage augmente, cela entraîne bien évidemment une augmentation de l'impôt à
payer, mais cela peut aussi entraîner une réduction des bénéfices perçus en
raison de certains programmes. La mise en place d'un régime de revenu
minimum garanti doit donc chercher à favoriser l'incitation au travail en
lissant les effets pénalisants d'une perte de programmes sociaux et d'une
hausse d'impôt lorsque le revenu augmente.
Q : En terminant, pensez-vous que ce manifeste saura faire consensus?
R : C'est ça le défi, je le souhaite, mais il est trop tôt pour
le dire. Seul le temps pourra dire comment ce texte vieillira et s'il aura
l'effet catalyseur souhaité par les signataires. D'ici là, j'invite tout le
monde à le lire, à faire les débats qui s'imposent et à proposer des idées
additionnelles pour le mieux-être du Québec de demain.
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