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Liaison, 13 octobre 2005
Nouveautés livres
Critique invitée : SOPHIE BARRETTE
Coordonnatrice à l'École en chantier, Faculté d'éducation
La salamandre, Jean-Christophe Rufin
L'écrivain et médecin sans frontières Jean-Christophe Rufin est connu
pour ses fresques historiques nous projetant dans un monde énigmatique
qui, s'il est parfois inquiétant, conserve toujours le soupçon rieur de
l'improbable. Parmi celles-ci, L'Abyssin (1998), où nous suivons
avec jubilation le Français Jean-Baptiste Poncet, ambassadeur du Negus,
dans ses extraordinaires voyages au cœur de l'Afrique, et Sauver
Ispahan, roman d'aventure plus qu'historique, qui nous entraîne dans
une tourmente facétieuse en pleine Perse du XVIIIe siècle.
Avec La salamandre, Rufin signe maintenant un roman court, tiré
d'un fait troublant raconté par un consul de ses amis, qui se déroule sur
un territoire déjà visité avec Rouge Brésil (prix Goncourt 2001),
où est raconté un épisode peu connu de l'histoire de France dans sa
conquête du Brésil. Fait surprenant, l'histoire a lieu au temps présent et
dans un registre absolument nouveau. Si La salamandre s'articule
aussi autour du choc des civilisations cher à Rufin, il s'agit d'un choc
vécu strictement dans l'intimité, celui d'une femme ordinaire qu'un voyage
en Amérique du Sud va pousser à un spectaculaire revirement.
Catherine, cadre, 46 ans et célibataire, mène une vie terne et
solitaire dans un gris Paris. Apparemment imperméable à tout
bouleversement, son quotidien réglé au quart de tour se voit un jour dévié
de ses rails par la contrainte de prendre ses congés payés. Dans le
silence de son appartement, Catherine constate le flétrissement de sa vie
de femme jamais éclose. Elle qui a toujours exécré les voyages décide de
rendre visite à un couple d'amis installé au Brésil depuis peu.
Sous le choc de la lumière, de la chaleur et des parfums, Catherine se
laisse séduire à travers le regard dévergondé de son amie Aude, qui la
lance sur les marchés colorés et les plages humides de corps bronzés de
Recife. Elle se laisse gagner peu à peu par les langueurs de cet autre
univers où les femmes blanches, même peu belles et peu jeunes, deviennent
des reines à conquérir par les plus beaux voyous brésiliens. Un coup de
foudre avec un jeune gigolo marque l'entrée de la touriste vers un destin
qu'on lui croyait inimaginable.
D'abord heureux de voir l'héroïne faire volte-face à son ancienne vie
rangée et sèche, le lecteur s'inquiète ensuite de la facilité avec
laquelle Catherine, démesurément aveuglée par une passion amoureuse,
plonge dans le Brésil sans scrupule des trafiquants, des bidonvilles et
des crimes crapuleux. D'un rapport conscient où est convenu le strict
pacte de l'argent contre le sexe et la tendresse, la relation de Catherine
avec le gredin brésilien dérive vers l'humiliation et la domination. Et
pourtant, plus elle fréquente la petite racaille qui gravite autour de son
amant, plus Catherine se sent habiter la vie et ce, à travers l'émergence
d'une rancœur face à sa vie d'avant le Brésil : «Elle semblait revenue à
cette première et lointaine époque de la vie où l'on peut encore rêver
d'entrer tout armé dans la société, d'arracher au monde ce qu'il vous
doit, de lui faire payer ses injures et toute son imperfection.»
Avec La salamandre, Jean-Christophe Rufin continue d'explorer le
thème de la rencontre des civilisations, mais cette fois-ci à travers
l'histoire troublante du destin d'une femme. Son grand talent de conteur
jusqu'à maintenant révélé dans des épopées historiques se déploie ici
d'une autre façon (sauf au chapitre 20, où l'on retrouve pendant un court
moment ce lyrisme irrésistible que l'on connaît de Rufin). L'auteur prend
le pari de se mettre dans la peau de cette femme qui, contre toute
attente, bascule dans un univers paradoxal d'intolérables souffrances et
de jouissances équivoques.
Rufin l'indique dès le départ, cette histoire vécue l'a troublé.
Parvient-il à relever l'énorme défi qu'est celui de traduire cette
complexe et obscure histoire d'une femme à partir d'un point de vue
masculin? Lectrice que je suis, je dois admettre qu'un doute a teinté ma
lecture tant que l'auteur a parlé au nom de Catherine. Comme s'il ne
réussissait pas à convaincre complètement d'adhérer à sa vision intimiste
d'un intérieur de femme si totalement vulnérable. Le revirement
psychologique de Catherine est déconcertant au point d'être à la limite du
crédible. À moins que ce soit simplement le refus de croire qu'on puisse
aller si loin dans l'abnégation de soi, dans l'adoration de son bourreau
et ce, jusqu'à effleurer la mort. Dans La salamandre,
Jean-Christophe Rufin relate avec courage et tact, et avec sa propre
sensibilité, une incroyable histoire de descente aux enfers.
En collaboration avec :
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