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Liaison, 14 avril 2005
Le désert d'Einstein, selon l'historien Jean Eisenstaedt
SOPHIE PAYEUR
«Vous ne comprenez rien aux théories d'Einstein? Vous n'êtes pas seul!»
C'est un des messages qu'est venu livrer, le 4 avril, l'historien des
sciences Jean Eisenstaedt, lors d'une conférence publique prononcée à la
Faculté des sciences. Invité à Sherbrooke dans le cadre de l'Année
internationale de la physique, le spécialiste de la relativité a fait le
récit des difficultés rencontrées par les théories d'Einstein dans la
première moitié du siècle.
Considérée aujourd'hui comme une théorie révolutionnaire, la relativité
générale d'Einstein a pourtant traversé un désert qui s'est échelonné sur
40 ans. Elle bouscule grandement les notions d'espace et de temps admises
jusqu'alors. La théorie est basée sur un espace courbé, ce qui ne s'était
jamais vu dans une théorie physique. La relativité générale nécessite
aussi la résolution d'équations très complexes d'un point de vue
mathématique. «Après une courte période glorieuse, raconte Jean
Eisenstaedt, elle a été considérée comme une théorie incompréhensible,
extravagante, marginale. Peu après avoir été énoncée en 1915, peu de
physiciens l'approuvent. Max Planck aurait alors dit à Einstein : «Tout
est maintenant si bien en place, pourquoi vous fatiguez-vous avec ces
problèmes?»
La théorie de la relativité générale est néanmoins acceptée, faute
d'une théorie plus simple. Mais malgré son succès indiscutable,
l'opposition de plusieurs scientifiques est réelle. «On reprochait à la
théorie d'être trop sophistiquée, trop élaborée, relate Eisenstaedt. Comme
l'écrit à l'époque Bondi, un relativiste, la grande majorité des
physiciens voyaient la relativité générale comme un obscur trou perdu qui
exigeait un terrible travail avant d'y entendre quoi que ce soit.»
«Peu après 1919, poursuit l'historien, un astronome du nom de Curtis a
écrit à un de ses collègues : «Je n'ai jamais été capable d'accepter la
théorie d'Einstein. Ceci en dépit du fait que d'éminents mathématiciens la
considèrent comme un des plus grands progrès depuis le temps de Newton.
[...] Peut-être ai-je tort, mais il ne me semble pas pour le moment que je
voudrai jamais accepter la théorie d'Einstein, belle mais bizarre,
astucieuse mais non pas la vraie représentation de l'univers physique.»
De 1920 à 1960, donc, la relativité générale fait couler bien peu
d'encre dans les publications scientifiques. Il faudra l'avènement, dans
les années soixante, de la cosmologie pour assister à une lecture
différente de relativité générale. «Entre 1915 et 1950, dit Eisenstaedt,
les progrès les plus importants viennent de la cosmologie. La relativité
générale, c'est la théorie pour penser l'espace-temps, pour fabriquer
l'espace-temps. Elle s'applique fort bien à la cosmologie. C'est
d'ailleurs dans les années soixante qu'on découvre les quasars, et bientôt
les pulsars.»
C'est le renouveau de la relativité générale. Désormais, c'est le champ
où il convient de travailler... «Et depuis, ça se poursuit. Hier, c'était
l'endroit où ne pas être. Aujourd'hui, c'est la place à la mode.»
Directeur de recherche au Conseil national de la recherche scientifique
de France et attaché à l'Observatoire de Paris, Jean Eisenstaedt a
collaboré à l'édition des œuvres complètes d'Einstein. Il a aussi écrit de
nombreux articles à caractère historique sur la théorie de la relativité.
Il a publié Einstein et la relativité générale : Les chemins de
l'espace-temps, livre qui a remporté en 2002 le prix Jean-Rostand de
vulgarisation scientifique. Son plus récent ouvrage, publié en 2005,
s'intitule Avant Einstein : Relativité, lumière gravitation.
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