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Liaison, 11 décembre 2003
La santé des écosystèmes agricoles
Un débat de sourds
CHARLES VINCENT
La santé des écosystèmes agricoles est une problématique cruciale.
Qu'elle prenne la forme d'un débat sur la production porcine ou sur la
fabrication d'organismes génétiquement modifiés (OGM), cette question
débouche sur un enjeu de taille : les conséquences sur l'environnement et,
par conséquent, sur la santé humaine. Dans ce contexte, on pourrait
s'attendre à ce que le débat sur la question soit ouvert, accessible,
articulé de manière à permettre à tous et chacun de se faire une idée sur le
sujet. Pourtant, selon le professeur d'éthique et de philosophie Alain
Létourneau, il n'en est rien. À l'heure actuelle, les inquiétudes, les peurs
et les critiques les plus passionnées côtoient les certitudes, les
enthousiasmes et les espoirs les plus débridés, et ce, au mépris d'un débat
de fond.
Spécialiste de l'argumentation dans l'espace public, Alain Létourneau
s'intéresse depuis bientôt trois ans au débat sur la santé des écosystèmes
agricoles. «Ce qui retient plus particulièrement mon attention, c'est le
point de vue du citoyen, explique-t-il. Quelles sont les informations dont
il dispose pour se forger une opinion sur une question aussi fondamentale
que celle des OGM, pour ne prendre que cet exemple? Autrement dit, je veux
prendre le pouls du débat tel qu'il se présente depuis qu'il a commencé à
défrayer les manchettes, soit vers 1997, année du scandale du gène
Terminator.» Le professeur Létourneau bénéficie pour la réalisation de ce
projet d'une subvention du Réseau de recherches en production végétale,
d'une valeur totale de 55 000 $.
Les OGM dans la mire
Dans un premier temps, Alain Létourneau s'est consacré à l'étude de
l'argumentaire déployé dans le débat, puis il s'est penché sur les acteurs
en présence, environnementalistes, producteurs, compagnies biotechnologiques
et instances gouvernementales. Pour mieux connaître et situer les principaux
argumentaires, il a étudié les articles abordant l'«agriculture» et
l'«environnement» parus dans les médias écrits québécois et dans les
communications engendrées par les parties liées au débat, de 1997 à
aujourd'hui. Les quelque 270 articles répertoriés ont permis de dégager
quatre thèmes principaux : la politique (normes, mesures, subventions…), la
productivité (conséquence de l'économie de marché), les cours d'eau (leur
pollution) et les OGM.
Les arguments sont nombreux, autant chez les opposants que chez les
défenseurs. Prenons le seul cas des OGM, qui a fait l'objet d'un suivi
particulier de la part du chercheur. D'une part, les critiques brandissent
le spectre des effets nuisibles graves, tel le risque pour la diversité
biologique. Ils s'attaquent à l'intégrité des compagnies productrices, s'en
prennent à la vision instrumentaliste qu'ils ont de la nature et prétendent
que les pro-OGM bafouent la démocratie en imposant leur façon de faire.
D'autre part, les défenseurs avancent la valeur d'usage des OGM, par exemple
la meilleure résistance des plantes à certaines maladies ou au froid,
arguent les avantages économiques, se portent à la défense des compagnies et
justifient la transgénèse, œuvre de l'homme, donc de la nature.
Un débat de sourds
«C'est un débat de sourds, très polarisé, indique Alain Létourneau. Dans
les médias, chaque partie est campée sur sa position, et rares sont les
interactions argumentaires entre les deux.» Plus surprenant encore, dans
l'état actuel du débat, autant les risques que les avantages escomptés
relèvent de l'univers de la probabilité. «Le débat nous laisse dans
l'incertitude», ajoute le professeur. Une situation qui s'explique, selon
lui, par la forte composante politique du débat et par le fait que
l'aventure des OGM est un phénomène récent. «Aucune expérience ne peut
démontrer l'innocuité à long terme des OGM sur les écosystèmes ruraux, et
les avantages escomptés sont souvent hypothétiques», conclut-il.
Et le citoyen dans tout ça? Deux choix s'offrent à lui. Soit il
s'accroche aux bénéfices escomptés mais insuffisamment fondés et joint les
rangs des défenseurs des OGM, soit il opte pour la précaution totale face à
une menace qui toucherait tout le monde si elle était avérée, mais qui elle
non plus n'est toujours pas fondée sur des arguments sûrs, n'en déplaise aux
opposants aux OGM. «On a donc affaire à une double maximisation, ajoute
Alain Létourneau, maximisation des bénéfices d'une part en tentant de
minimiser les désavantages possibles, ou encore des désavantages en ignorant
souvent tout à fait les éventuels bénéfices.» Dans ce contexte, la question
serait de savoir si les risques sont acceptables malgré les dangers
possibles, mais rien ne nous permet aujourd'hui d'en décider de manière
certaine.
Est-ce que cette dynamique binaire existe ailleurs dans le monde?
Trouve-t-on, en Europe, en Asie ou en Afrique, des acteurs, des journalistes
par exemple, qui tentent de mettre en œuvre une argumentation critique à
l'égard des deux parties? Voilà les questions auxquelles tentera maintenant
de répondre le professeur Létourneau, dans le cadre du dernier volet de ses
recherches.
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Spécialiste de l'argumentation dans l'espace public, Alain
Létourneau étudie le débat sur la santé des écosystèmes agricoles.
Photo SSE : Roger Lafontaine |