Bertrand Carrière

Père prodigue du temps

Le photographe est par essence celui qui, dans l'image, n'est pas là. Bien sûr, celle-ci atteste qu'il y a été, qu'il a été devant ce <<là>> qui nous est montré. Étant celui qui désigne, qui pointe de la caméra, celui qui dit <<là>>, il est donc incontestable que le photographe soit coprésent avec ce lieu.

L'image photo témoigne de cet existant en ce temps et lieu. Mais, dans ce périmètre réel, visible, découpé par le viseur, il faut bien reconnaître que le photographe n'y est pas puisqu'on ne le voit pas. Il est certes devant ce carré de lieu et de temps, devant cette chambre blanche, cette enceinte désignée; il y est même comme le peintre devant son tableau.

C'est-à-dire qu'il est l'opérateur de l'image, donc l'opérateur de sa propre preuve de coprésence. Qui plus est, dans le moment où il saisit la nature inédite de cette conjonction entre espace et temps, il ne voit plus la scène. L'appareil bat de l'obturateur et l'aveugle. Il lui dérobe la scène qu'il avait vue, qu'il avait voulue et qu'il prend enfin dans ce battement qui l'escamote. De façon stricte, il ne la voit plus quand il la ravit enfin.

Cet aveuglement apparaît donc, après tant de préparatifs de la scène qu'on veut saisir, comme une absence momentanée, une absence préparée par une présence qui veut se montrer telle par après. Comme une absence au monde aussi, puisque le photographe est tout entier absorbé par cette scène qu'il prend et où il n'est pas. La scène renforce l'absence. Le photographe n'est pas plus présent devant que derrière la caméra. Pour avoir cette scène où il a été, il lui a fallu se soustraire un instant à sa présence, il a fallu que l'appareil l'<<absente>>, lui voile la vue, lui enlève ce lien de vision qui lui a permis de la connaître1.

Évidemment, ce que nous connaissons de la photo nous convainc que le photographe a été là même s'il n'est pas présent dans l'image. Il apparaît donc important, symboliquement parlant, de reconnaître et d'apprécier le choc de cette absence de fait dans la représentation avec la présence effective du photographe comme opérateur. Le spectateur tient compte de ce paradoxe entre présence et absence. Il jauge le photographe, le reconnaît comme absence opérante de l'image. Il le considère d'une certaine manière comme une absence de fait mais à la fois aussi comme une présence structurante.

Ces notions de cécité momentanée devant ce qui est saisi par l'appareil et d'absence devant et derrière la caméra ne sont pas nouvelles, mais elles prennent une couleur particulière dans le travail de Bertrand Carrière.

L'Itinérance, une exposition de Bertrand Carrière, se déroulera dans le Hall du Pavillon central de l'Université de Sherbrooke jusqu'au 31 août 1996.

Extrait d'un texte de Sylvain Campeau

1 Il semblerait que ce développement, pour métaphorique et insolite qu'il soit, ne vaille pas pour le cas présent. Bertrand Carrière utilise en effet un télémètre couplé et non un appareil-reflex, grâce auquel on voit, à travers la lentille, exactement ce que l'on prend. Mais il n'en reste pas moins que le télémètre couplé suppose un léger décentrement. La scène qui est vue n'est pas exactement celle qui est prise. D'où il ressort que le rapport de présence du photographe avec ce qu'il prend serait tout aussi contestable et peut être congruent avec ce que nous disons de la cécité - qui est absence bien plus grande, j'en conviens.