Les chercheuses et chercheurs de l'Université de Sherbrooke ont obtenu beaucoup plus que leur part du gâteau à l'occasion de l'édition 1995 du Programme d'établissement de nouveaux chercheurs du Fonds pour la formation de chercheurs et l'aide à la recherche (FCAR). Les résultats obtenus à ce concours révèlent que les montants octroyés à l'Université de Sherbrooke sont deux fois plus importants qu'aurait pu le laisser présager la taille de l'établissement. Pour souligner cette réussite, LIAISON présente une série d'articles consacrés aux 13 récipiendaires de ces subventions.

La petite vie... des littéraires au XIXe siècle

Pour la plupart d'entre nous, les recherches sur l'histoire de la littérature se font dans des grands livres cachés au fond des bibliothèques et fait état des oeuvres les plus célèbres des grands écrivains et écrivaines. Ainsi croit-on généralement que l'histoire de la littérature québécoise commence au XXe siècle.

Professeur au Département des lettres et communications, Pierre Rajotte ne partage pas tout à fait cet avis. Pour lui, l'histoire de la littérature québécoise commence il y a beaucoup plus longtemps et la recherche en littérature ne doit pas se limiter aux oeuvres reconnues. Il signale l'existence d'un groupe littéraire, l'Académie voltairienne de Montréal, aussi tôt qu'en 1768. Il rappelle les noms d'actrices et d'acteurs importants de la vie littéraire du XIXe siècle : Octave Crémazie, Adolphe-Basile Routhier, Louis Fréchette, Philippe-Aubert de Gaspé, Antoine Gérin-Lajoie, Edmond Lareau, Lady Belleau, Lady Aylmer, Henri-Raymond Casgrain... Il souligne l'existence de bon nombre de groupes, plus ou moins officiels, qui ont animé la vie littéraire de cette époque : les Instituts canadiens qui ont fleuri à Montréal, Québec, Longueuil, etc., la Société royale du Canada, de même que les salons littéraires de Lady Lacoste ou de mesdames Langevin, Beaugrand, Mathieu ou Martineau, le Club des Vingt et un à Montréal ou le Cercle des Dix à Québec, le Cercle littéraire Papineau et bien d'autres.

Pierre Rajotte s'intéresse à la vie littéraire de cette époque depuis quelques années déjà. Des recherches antérieures lui ont permis de constater qu'elle était plutôt riche en événements et qu'on pourrait sans doute y trouver des explications à des phénomènes observés plus tard. Il s'est particulièrement intéressé au chemin parcouru par la littérature pour passer du statut de simple outil au service des instances de pouvoir, ce qu'elle était au début du XIXe siècle, à celui d'un art reconnu par l'ensemble de la société, possédant ses règles et ses visées propres, ce qu'elle est devenue aujourd'hui.

Le jeune chercheur a d'abord étudié les associations publiques de littéraires comme les Instituts canadiens ou encore le Cabinet de lecture paroissiale, pour constater que, parce qu'elles contribuaient à la formation de l'opinion publique, ces associations étaient rapidement récupérées par les instances politiques et religieuses. Il rappelle le célèbre épisode de l'excommunication des membres de l'Institut canadien de Montréal par Mgr Bourget, tout en spécifiant que les méthodes utilisées n'étaient pas toutes, loin de là, aussi radicales. <<Ce n'est pas la littérature qui constituait l'enjeu premier de ces regroupements, ajoute Pierre Rajotte. Plutôt que de la servir, ces associations se servaient de la littérature pour atteindre leurs objectifs.>>

L'hypothèse qui sous-tend les recherches de l'équipe de Pierre Rajotte est que l'autonomisation de la littérature s'est plutôt amorcée au sein de groupes informels, c'est-à-dire d'associations privées, de cénacles, de clubs littéraires qui se réunissent dans le grenier de l'un, la mansarde de l'un autre ou le salon d'une troisième... L'équipe vise dans un premier temps à identifier ces groupes, à voir comment ils se forment, à identifier leur degré d'autonomie par rapport aux instances non littéraires. Elle veut ensuite évaluer l'effet de ces groupes sur la production de leurs membres, puis établir le rôle qu'ils ont pu remplir dans la constitution et l'autonomisation du monde littéraire.

Pour étudier la petite vie de ces associations, l'équipe fouille donc une documentation provenant de différentes sources : archives privées, mémoires, correspondance, textes de nature autobiographique, récits de voyage, journaux intimes... <<Dans ces groupes informels que nous arrivons petit à petit à reconstituer, nous voyons comment les littéraires ont évolué et en sont arrivés à proposer de nouvelles formes de littérature, explique le chercheur. Cela nous a aussi permis de mettre à jour certains réseaux d'influence, de reconstituer une partie de la vie littéraire d'une époque.>>

Commencées il y a un an environ, les recherches de Pierre Rajotte sont bien sûr loin d'être terminées. Mais le jeune chercheur possède déjà suffisamment de renseignements sur la petite vie littéraire du XIXe siècle pour croire que l'hypothèse qu'il a posée il y a quelques années est juste et que ces groupes non officiels ont joué un rôle important dans la longue marche de la littérature vers l'autonomie.

Bruno Levesque

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Bénéficiaire d'une subvention du Programme d'établissement de nouveaux chercheurs du FCAR, Pierre Rajotte s'est donné pour objectif de comprendre comment la littérature québécoise est petit à petit devenue autonome. Avec l'aide de six étudiantes et étudiants, il étudie la période 1778-1914, afin de comprendre de quelle façon les pratiques associatives ont contribué à cette marche vers l'autonomie.