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21 décembre 2016 Sophie Payeur
Chaire de recherche du Canada sur les matériaux quantiques

Les cristaux fabuleux de Louis Taillefer

Le diagramme de phase des cuprates dessiné par Louis Taillefer.

Photo : Louis Taillefer

«Les sept années qui s’en viennent seront l’âge d’or de mes recherches!» Heureux des fonds accordés pour le renouvellement de sa Chaire de recherche du Canada, Louis Taillefer raconte sa quête pour comprendre le comportement des électrons dans l’univers quantique. Une aventure entamée il y a 30 ans, guidée par l’intuition et un fort esprit de coopération. C’est lors de son postdoc à l’Université de Cambridge, dans un laboratoire abandonné pour Noël, que le physicien réalisa une percée qui éclaire depuis son parcours de défricheur.

C’était en décembre 1985, au département de physique de l’Université de Cambridge, en Angleterre. «Je revenais d’un fascinant séjour touristique en URSS, en pleine guerre froide. Je suis retourné dans mon laboratoire déserté par tous les autres chercheurs pour le temps des Fêtes. Et c’est là que j’ai réussi à produire ces monocristaux d’UPt3. Je les appelle mes cristaux de Noël.»

Les cristaux de Noël 1985… jusqu’à aujourd’hui

C’était des cristaux d’un métal composé d’uranium et de platine, que Taillefer a fait croître pour y étudier le comportement des électrons. Ces cristaux d’UPt3 confectionnés par l’étudiant chercheur de 26 ans se révélèrent d’une pureté exceptionnelle, jusqu’alors inégalée.  Il était apparemment très doué pour fabriquer ces composants extrêmement purs – un travail d’alchimiste des temps modernes. «Ce sont de très beaux cristaux!, affirme le professeur Taillefer. Ils peuvent pousser sous forme d’aiguilles très fines, à une vitesse incroyable. Et elles sont d’une très grande perfection. Idéal pour voir des oscillations quantiques!»  Le savoir et les connaissances que Louis Taillefer extrait de ce métal supraconducteur, quelques mois plus tard, trace sa voie pour les années à venir. En mesurant les oscillations quantiques dans UPt3 à des températures tout près du zéro absolu (-273 C), Taillefer démontre que l’interaction entre les électrons dans ce métal est tellement forte que leur vitesse devient 100 fois plus lente que dans un métal normal.

En août 1986, quelques mois après que Louis ait terminé son doctorat, deux physiciens à Zürich découvrent la supraconductivité dans les cuprates. Ces oxydes de cuivre demeurent supraconducteurs jusqu’à des températures exceptionnellement élevées, soit -140°C. «Les cuprates représentaient alors un domaine féroce. Tout le monde voulait être le premier à percer le mystère de ces nouveaux supraconducteurs! Quelle époque!» C’était en 1986 : Louis Taillefer venait de trouver un des phénomènes qui allait le passionner pendant les 30 prochaines années.

«En janvier 1987, je suis allé à un congrès sur les fermions lourds à Bangalore, en Inde. Dès le premier jour, dans les corridors, pendant les cafés et les repas, tout le monde parlait de ces nouveaux supraconducteurs oxydes de cuivre. Le soir même, le lauréat du Nobel de physique Phil Anderson annonçait qu’il avait une théorie!»

Dans un matériau supraconducteur, les électrons se mettent tous spontanément en paires et forment un état quantique dit cohérent, où toute résistance au courant électrique disparaît. Une propriété presque magique, qui pourrait révolutionner certaines technologies. «La grande question est de savoir quelle force cause l’appariement des électrons. Cette force vient probablement des mêmes interactions qui les ralentissent.»

Le professeur Taillefer se souvient par ailleurs de la rencontre de l’American Physical Society en mars 1987, un évènement que les physiciens appellent le Woodstock de la physique. «Ça s’est passé à New York et c’était complètement flyé. C’était la folie furieuse autour des cuprates, il y a eu des conférences toute la nuit, les présentations se suivaient aux cinq minutes. J’y ai invité ma famille tellement c’était fou, je voulais qu’ils soient témoins de cet évènement que je savais historique.» Quelques mois plus tard, les physiciens Bednorz et Müller recevaient le prix Nobel de physique, tout juste un an après leur découverte de la supraconductivité dans les cuprates.

Faire parler les électrons

Titulaire de la Chaire de recherche du Canada (CRC) en matériaux quantiques depuis 2002, Louis Taillefer n’a rien perdu du feu qui l’anime pour parvenir à élucider le mystère de la supraconductivité à haute température, cette capacité de certains matériaux à transporter l’électricité sans perte. «Grâce aux fonds renouvelés par les CRC de même qu’au généreux support de l’Institut quantique, mon groupe sera plus productif que jamais au cours des prochaines années.»

Pour parvenir à son but, le scientifique doit pouvoir déchiffrer adéquatement les messages des électrons dans les cuprates, un travail d’explorateur pour lequel son intuition joue un rôle essentiel. «La pureté des échantillons de métaux avec lesquels nous travaillons, c’est la clé pour obtenir des oscillations quantiques. Et les oscillations quantiques, c’est le langage des électrons. Quand ça oscille dans un métal, ce sont les électrons qui te parlent, de leur voix la plus claire. La fréquence des oscillations nous donne directement la longueur d’onde des électrons, leur propriété quantique par excellence.»

En 2007, Taillefer et son équipe, en collaboration avec leurs collègues du Laboratoire National des Champs Magnétiques Intenses à Toulouse, observent pour la première fois des oscillations quantiques dans un cuprate. «C’est la pointe d’un nouvel iceberg, qui nous mène à la découverte d’une phase électronique jusque-là inconnue dans ces matériaux, une phase caractérisée par une onde de charge.»

En effet, les électrons dans les cuprates possèdent différentes phases, dont la supraconductivité et cette nouvelle onde de charge, mais aussi une phase métallique, une phase isolante ainsi que la mystérieuse phase dite « pseudogap ». Toutes ces phases se chevauchent, rendant difficile l’identification de la force à l’origine de leur supraconductivité. Or, les chercheurs pensent que la phase « pseudogap » détient la clé de l’énigme. «Tous les jours de ma vie, je dessine le diagramme de phases des cuprates! Nous savons maintenant que pour comprendre les phases qui sous-tendent la supraconductivité, il faut élucider la nature du point quantique critique de la phase pseudogap (p*), qui représente le moment où les électrons changent de comportement.»

Une piste claire

À l’issue d’une prouesse technologique hors du commun réalisée en 2016 avec la collaboration de collègues européens, Taillefer découvre une nouvelle signature – une réduction soudaine du nombre d’électrons mobiles – qui renseigne enfin clairement sur la nature de la phase pseudogap. Cette découverte modifie l’orientation des recherches et ouvre une toute nouvelle piste, pour enfin élucider l’énigme de la supraconductivité à température ambiante.

«Nous avons enfin une piste de recherche très claire, et il est urgent d’en discuter, d’en débattre avec tous les experts.» Avec son collègue André-Marie Tremblay, le professeur Taillefer organise la rencontre scientifique de ses rêves : une réunion privée des 35 chercheurs les plus passionnés au monde de cuprates. «Ce sera une rencontre d’une durée de quatre jours, dans une auberge en forêt, près de Sherbrooke, en mai 2017. Ça me fait penser à la première conférence Solvay de physique qui s’est tenue en 1911 à Bruxelles, avec Einstein et tous les autres grands physiciens de l’époque!»

«Je sais qu’à l’Université de Sherbrooke, j’ai tous les moyens qu’il me faut pour parvenir à craquer l’énigme. Mon équipe n’a jamais été aussi grande, j’ai autour de moi une douzaine d’étudiants et postdocs motivés et brillants.  Le plus important, je crois, est cette possibilité que j’ai de persister dans un domaine même quand d’autres disciplines deviennent plus à la mode. Mes collègues de Sherbrooke sont d’un grand appui : ce sont des experts en théorie des cuprates, ou des experts d’autres supraconducteurs connexes.»

Rappelons que Louis Taillefer est également directeur du programme des matériaux quantiques de l’Institut canadien de recherches avancées depuis 1992, un réseau de collaborateurs de grande valeur.

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