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Thèse - Frédéric BRISSON

L’étreinte de la pieuvre verte : Hachette et les transformations du monde du livre québécois, 1953-1983

Frédéric BRISSON

À partir des années 1950, la Librairie Hachette, un géant du monde du livre français, prend pied au Québec. L’entreprise développe une large palettes d’activités incluant l’approvisionnement en livres pour les librairies et les institutions (Département étranger Hachette, 1953), la distribution de périodiques (entente avec Benjamin News, 1953 et création de Les Messageries de presse internationales, 1958), la librairie (acquisition de la Librairie Pony, 1958, et du réseau de librairies Garneau, 1972), l’édition scolaire (entente avec les Éditions du Renouveau pédagogique, 1965, et achat du Centre éducatif et culturel, 1971), la distribution du livre (mise sur pied des Messageries internationales du livre, 1968, et de Québec Livres, 1981) et les clubs du livre (lancement de Livre Loisirs, 1971).

Hachette dispose d’une organisation solide, de moyens importants et du soutien de l’État français. Cependant, deux « affaires Hachette » successives démontrent la volonté des professionnels québécois de s’opposer à l’expansion de ce concurrent français. Le Conseil supérieur du livre publie en 1969 un « Livre blanc sur l’affaire Hachette » pour dénoncer la création, l’année précédente, des Messageries internationales du livre. En effet, en obligeant les libraires à s’approvisionner à Montréal pour tous les titres dont il a l’exclusivité, incluant ceux de la collection « Le Livre de Poche », le mode de fonctionnement de ce distributeur remet directement en cause l’activité des libraires grossistes dans laquelle l’importation du livre occupe une large part. Durant la décennie suivante, les grossistes seront balayés de la carte et supplantés par une vague de diffuseurs-distributeurs dont le fonctionnement, calqué sur le modèle français, repose sur des ententes exclusives conclues avec des éditeurs. Rétribués par un pourcentage sur les ventes, les diffuseurs-distributeurs se montrent plus efficaces et plus audacieux que leurs devanciers dans la commercialisation du livre, utilisant des outils commerciaux tels l’office et offrant aux libraires un service plus rapide et un éventail de titres plus étendu. Hachette représente un catalyseur de cette autonomisation du maillon de la diffusion-distribution dans le système-livre québécois.

La seconde « affaire Hachette », qui éclate en 1972, fait suite à l’acquisition par l’entreprise française, en partenariat avec la Société générale de financement du Québec, d’un grand éditeur scolaire, le Centre éducatif et culturel, et d’un important réseau de librairies, Garneau. Non seulement cette « invasion étrangère » est-elle décriée, mais les professionnels du livre sont scandalisés d’apprendre que le gouvernement québécois a assoupli discrètement, à la demande de l’État français relayant la position de Hachette, les règles relatives à la propriété étrangère définies dans le cadre de la Politique du livre de 1971, ce qui a rendu possible l’achat de Garneau. Les éditorialistes prennent le relais et l’affaire fait couler beaucoup d’encre. Quelques années après cette controverse, le projet de loi 51, adopté par le Parti québécois en 1979, fera de la propriété québécoise à 100% une condition de l’agrément des librairies et de la vente de livres aux institutions. Malgré la fusion opérée entretemps avec la chaîne de librairies Dussault, Hachette est forcé de se retirer de ce secteur. En 1983, après s’être placé dans une situation financière délicate, Hachette se retire également des activités de distribution. Il s’agit d’un revirement de situation des plus étonnant, étant donné que Hachette occupe une place prédominante dans la distribution du livre en France et dans les autres marchés francophones. Ce dénouement illustre la spécificité québécoise au sein de la francophonie, combinant une imbrication au système de distribution français et un fort dynamisme de la part de maisons d’éditions, de diffuseurs-distributeurs et de librairies qui appartiennent en majorité à des intérêts locaux. Dans cette histoire, Hachette joue un rôle de repoussoir, incarnant une menace omniprésente et une industrie française peu sensible aux particularités québécoises.

Cette thèse relate l’évolution des activités de Hachette au Québec et les multiples conséquences qui en ont résulté. En plus des sources imprimées, la consultation du riche fonds Hachette déposé à l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine et les nombreuses entrevues avec des acteurs-clé de l’époque permettent de dresser un portrait reflétant les différents points de vue, tant du côté français que du côté québécois, d’une période cruciale pour la compréhension de la configuration actuelle du monde du livre québécois.

Mots-clés : livre, diffusion, distribution, librairie, édition, Québec, importation Hachette.