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Thèse - François MELANÇON

Le livre à Québec dans le premier XVIIIe
siècle : la migration d'un objet culturel

François MELANÇON

Encore aujourd’hui dans les débats publics ou dans le discours historiographique, on accorde au peuplement français de la vallée du Saint-Laurent un rôle vital dans le façonnement du Québec contemporain. L’héritage culturel français représente en effet un lieu commun de l’historiographie nationale, bien que depuis les années 1960 la recherche se soit davantage tournée vers la contribution de l’expérience nord-américaine à la culture québécoise. Or, on connaît encore mal les modalités de diffusion et d’enracinement de l’héritage français. Le droit civil, la religion catholique et la langue française représentent certes les principaux avatars du legs culturel du royaume de France, du moins les plus perceptibles. Mais comment ces institutions se sont-elles établies et se
sont-elles perpétuées?

Les résultats de notre recherche de doctorat ne répondent pas à cette question. Cependant, en empruntant les perspectives développées au cours des quarante dernières années par l’histoire du livre, nous avons tenté d’apporter une modeste contribution à sa résolution. Nous nous sommes interrogé à cette fin sur les conditions et les modalités de circulation du livre au cours de la période coloniale française. Nous avons ajusté la focale sur la ville de Québec durant le siècle approximatif qui s’étend du début des années 1660 jusqu’au début des années 1760, tout en maintenant une vision périphérique capable d’enrichir notre regard sur la réalité éditoriale de la colonie.

À la lumière de la lecture de milliers de lettres, de journaux de voyage, de relations de toutes sortes et du dépouillement de dizaines de documents comptables, il s’avère ainsi que le livre participe du processus même de colonisation de la vallée laurentienne. Il accompagne déjà les premiers explorateurs, traverse l’océan en compagnie de migrants ou seul dans la cale d’un convoi marchand pour être vendu chez des marchands détaillants ou par des coureurs de côte. Il n’y a en effet aucun professionnel du livre en exercice dans la colonie durant le Régime français. Malgré l’intérêt manifesté à cet égard par certaines communautés religieuses et par certains administrateurs locaux, malgré aussi l’ouverture démontrée par les autorités monarchiques, aucun atelier d’imprimerie n’est établi au cours de cette période. Ce qui ne signifie pas pour autant que les élites lettrées de la colonie ne recourent pas à l’occasion aux presses. Malgré la distance, les ateliers métropolitains restent toujours disponibles. Les premiers évêques de Québec n’hésiteront pas à mobiliser leur soutien, de même que les représentants locaux des autorités monarchiques. Leurs besoins sont certes différents, mais ils montrent bien, par leur variété, la capacité des ateliers métropolitains de répondre aux besoins coloniaux et l’existence d’une demande locale en matière d’imprimerie. Quant aux voyageurs ou aux immigrants qui souhaitent confier leurs textes aux presses, l’obligation de faire affaire avec des entreprises européennes ne les gêne nullement, bien au contraire. La proximité des publics valorisants dont ils cherchent généralement la reconnaissance représente plus un avantage qu’un inconvénient.

Si l’absence de moyens locaux de production imprimée ne signifie pas l’absence de besoins et l’incapacité d’y remédier, elle traduit encore moins un désintérêt de la part de la population coloniale envers l’imprimé et le livre. Touchée, comme partout en Occident, par la « scripturalisation » croissante des formes sociales et la rechristianisation des fidèles, l’administration (civile, militaire et religieuse) de la Nouvelle-France emprunte beaucoup à la culture écrite. Ce faisant, la valorisation civile et pastorale de l’écrit tend à circonscrire un lectorat colonial dont les frontières restent cependant poreuses et imprécises. L’analyse quantitative de différentes pratiques scripturaires permet d’évaluer, d’une part, entre la moitié et plus des trois quarts, la proportion de ménages de la ville de Québec aptes à se mouvoir d’une façon plus ou moins autonome au sein de la culture écrite par l’entremise de la signature. D’autre part, elle estime au tiers la proportion de ménages qui conservent des livres dans leur environnement domestique. Ce sont là des seuils qu’il faut manier avec soin; dont les interprétations commandent la prudence. Cette prudence est d’autant plus de mise que ces pratiques accusent plusieurs traits dont ceux du sexe, de l’occupation, du statut civil, de l’habitat et du lieu d’origine.

Il existe donc une demande sur le marché colonial du livre. Devant l’absence de libraires professionnels, la gestion de l’offre revient principalement aux marchands détaillants de la capitale coloniale. Ceux-ci s’inscrivent dans une chaîne du livre qui prend naissance dans les ateliers d’imprimerie des grands centres typographiques du royaume et emprunte par capillarité différents réseaux souvent dessinés par une chaîne de crédit. Participant de la Librairie française, les marchands détaillants offrent cependant peu à lire. Le livre étant un produit somme toute dispendieux, ils privilégient les livres au débit assuré : pour l’essentiel, des livres d’heures et des abécédaires; en complément, parfois, des livres de longue garde, c’est-à-dire des classiques de la littérature spirituelle des XVIe et XVIIe siècles.

Pour qui a fait de la lecture une activité de loisir et qui s’intéresse à l’actualité littéraire, les marchands de la ville de Québec sont souvent de peu de secours. Les ventes publiques des quelques collections soumises aux enchères pour régler la liquidation d’une succession ou une faillite peuvent certes apporter un soulagement. Reste que ce circuit juridique de diffusion est très irrégulier et la qualité des ouvrages qui y sont offerts est tributaire des intérêts de leur propriétaire. Avoir accès directement aux marchés métropolitains ou avoir à sa disposition un réseau social qui puisse faciliter la circulation de livres (par achat, don ou prêt), s’avèrent en fait les principales voies d’approvisionnement pour le lecteur invétéré établi dans la colonie.

Les maisons religieuses vivent en quelque sorte les mêmes contraintes que les particuliers. Grandes consommatrices de livres, de par leur vocation, elles doivent également compter sur leur capacité à accéder aux marchés métropolitains pour subvenir à leurs besoins et à ceux de leurs membres. Ces besoins se révèlent particulièrement importants dès lors que ces communautés œuvrent à l’enseignement et qu’elles assument
elles-mêmes la fourniture scolaire de leurs élèves. L’exemple de la société des Missions étrangères, qui gère le séminaire diocésain établi à Québec, en procure un exemple éclairant.

En définitive, dépourvus de moyens locaux de production imprimée, les lecteurs de la Nouvelle-France sont donc soumis à un régime d’importation. Ce faisant, ils se trouvent à maintenir des filiations culturelles entre les deux rives françaises du bassin Atlantique. Ces filiations sont d’autant plus capitales qu’elles se rapportent à des sphères d’activités qui participent à la construction des identités, individuelles ou collectives : religion, droit, langue et éducation. Notre thèse n’a pas abordé de plein front cette question. Elle a cependant mis en lumière, à travers une réflexion sur la réalité éditoriale de la Nouvelle-France et une analyse des mécanismes de diffusion des livres, les conditions dans lesquelles ces filiations sont maintenues et les modalités qui régissent leur maintien. Elle a aussi montré comment, loin d’instaurer une rupture culturelle radicale, l’ouverture des premiers ateliers d’imprimerie au début de l’administration britannique a su profiter du marché de livre qui s’était déjà développé sous l’administration précédente. Reste désormais à s’interroger sur l’appréhension du contenu de ces livres et sur la négociation qui préside à la rencontre de discours européens et d’une expérience empirique nord-américaine.