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Mémoire - Stéphanie BERNIER

Pourquoi la fiction? La fiction dans l'écriture concentrationnaire de Jorge Semprun et d'Imre Kertész : une question éthique et esthétique

Stéphanie BERNIER

L'expérience des camps de concentration et d'extermination nazis a fait l'objet d'une multitude de publications dès les lendemains de la libération. Si plusieurs récits de déportation appartiennent à des formes « extrafictionnelles » (journal intime, autobiographie, récit de vie), certains déportés privilégient néanmoins la fiction pour rendre compte de leur expérience.

Ce choix apparaît paradoxal puisque pour plusieurs la transformation de cet événement extrême de l'histoire occidentale soulève de nombreux enjeux moraux. Dans ce débat littéraire et éthique, dont l'une des figures les plus connues est Claude Lanzmann, représenter le génocide juif par la fiction représente une transgression, la fiction menaçant de banaliser les événements. À la lumière de ces critiques et face à la suspicion à l'égard du récit fictionnel, pourquoi ces écrivains-déportés choisissent-ils la fiction?

Le présent mémoire vise à répondre à cette question par l'analyse d'une partie de l'oeuvre de deux auteurs déportés à Buchenwald, Imre Kertész et Jorge Semprun. L'étude de quatre textes s'impose puisque ces auteurs ont non seulement publié des romans sur leur expérience des camps (de Jorge Semprun Le grand voyage, 1963 et d'Imre Kertész, Être sans destin, 1998 pour l'édition française), mais ils ont, sous diverses formes, notamment par la fiction (dans L'écriture ou la vie, 1994 et Le Refus, 2001) ou dans des entretiens accordés et discours prononcés, mené une réflexion à propos de leur écriture, proposant leurs réponses à plusieurs interrogations que nous soulèverons : comment écrire les camps? Quel langage employer? Quelle forme? Ces auteurs, nous le verrons, problématisent de manière particulière leur rapport à la fiction.

En ce sens, la question « pourquoi la fiction? » requiert une segmentation des lieux de réponse. Il s'agira de procéder en trois temps. Dans le premier chapitre, comme les auteurs, par leur statut de « revenant », occupent une place centrale dans notre analyse, nous reconstituerons leurs conditions de déportation et étudierons l'épitexte auctorial public. Le deuxième chapitre, consacré à L'écriture ou la vie (Semprun) et Le refus (Kertész), met au premier plan la rencontre entre l'expérience concentrationnaire et l'expérience d'écriture. Par divers procédés, la fiction livre un discours sur elle-même, ce qui nous permettra de préciser notre question de départ. De cette manière, nous progresserons vers le troisième chapitre portant sur les oeuvres initiales : Le grand voyage et Être sans destin, points de départ et d'arrivée de notre problématique.

Certains axes de réponse parcourront l'ensemble du mémoire. Que ce soit dans les oeuvres de fiction ou dans leur discours, les auteurs dévaluent le régime testimonial, inapte, selon eux, à dire la vérité des camps. Par le roman, ils répondent au mensonge historique du Troisième Reich. Entre l'exigence littéraire et de vérité, les auteurs cherchent à transmettre leur expérience, à saisir l'essentiel de celle-ci, et à rétablir une part de vérité historique par la fiction.