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Pour en finir avec l’islamophobie, ou la surprise de Safa Ben Saad

Safa Ben Saad
Safa Ben Saad
Photo : Michel Caron

Que partagent le discours haineux sur Internet, les enjeux environnementaux et l’islamophobie? Le droit gagnerait à se positionner plus rapidement sur ces trois réalités, selon Safa Ben Saad. Dans les derniers mois, la chargée de cours a voulu évaluer une fois pour toutes l’utilité légale de la notion d’islamophobie. Présentée lors du colloque du Centre de recherche SoDRUS (Société, Droit et Religions de l’UdeS) du 3 et 4 mai 2018, sa réponse en a surpris plusieurs… à commencer par elle-même.

« Ce n’est pas mon intérêt de recherche principal », précise celle qui s’est d’abord interrogée sur le droit dans les pays où l’islam est la religion d’État. Elle s’est ensuite penchée sur la conception de l’islam dans les systèmes juridiques laïques, comme celui du Canada.

Au fil de lectures, comme les décisions de tribunaux, j’ai remarqué une certaine récurrence du terme “islamophobie”, jamais clairement défini. Ces répétitions ont suscité un intérêt tout personnel. Mais plus je m’informais, plus l’idée d’une recherche, disons, académique grandissait.

À quoi servirait l’inclusion de l’islamophobie en droit?

Une protection à la fois suffisante et insuffisante

Le Canada protège bien les communautés musulmanes... mais pas assez, dans le climat actuel.
Le Canada protège bien les communautés musulmanes... mais pas assez, dans le climat actuel.

« En ce moment, le droit canadien protège bien les personnes musulmanes, indique Safa Ben Saad. La Charte canadienne des droits et libertés proscrit la discrimination; le discours haineux est aussi encadré légalement. » D’ailleurs, pour la chercheuse du SoDRUS, la simplicité est reine en droit. À ses yeux, une prolifération juridique, soit « légiférer sur tout », est souvent peu efficace.

C’est donc à sa grande surprise que Safa Ben Saad émet sa conclusion : l’islamophobie devrait, malgré tout, être incluse dans le domaine du droit. Mais pas n’importe comment…

Ce qui a été fait en Ontario, avec la Loi contre le racisme, est un bel exemple. La loi nomme l’islamophobie, mais ne s’y limite pas. Et, surtout, elle promeut la discussion et la consultation des communautés afin que les solutions préconisées ressemblent vraiment à ce dont la société a besoin.

Safa Ben Saad, formée en droit comparé, cite aussi en exemples certains pays scandinaves. À la suite de l’attentat de Breivik, la Norvège lutte contre cette forme de rejet par des politiques publiques considérant l’appartenance d’un individu à une communauté.

L'islamophobie ambiante menace le vivre-ensemble, d'après Safa Ben Saad.
L'islamophobie ambiante menace le vivre-ensemble, d'après Safa Ben Saad.

Pourquoi la chercheuse va-t-elle à l’encontre de sa philosophie du droit? « Le sentiment islamophobe qui règne en ce moment menace la liberté de conscience et le vivre-ensemble », s’inquiète Safa Ben Saad.

La liberté de conscience est définie par la Charte canadienne des droits et liberté. Elle accorde le droit à toute personne de choisir sans entraves ses croyances et la façon dont elles influencent sa vie. Or, de nombreux musulmans ont intériorisé le discours islamophobe ambiant.

Selon une étude publiée récemment par l’Institute for Social Policy and Understanding, aux États-Unis, 30 % des musulmans interrogés se sont déclarés en accord avec l’idée que les membres de leur communauté religieuse étaient plus susceptibles d’adopter un comportement négatif que ceux des autres communautés… Mais, dans les faits, rien n’établit une telle tendance.

L’intégration de l’islamophobie est difficile à contrecarrer. Et ses conséquences risquent d’être graves.

Des enfants cachent leurs racines religieuses... et y perdent un peu de leur identité.
Des enfants cachent leurs racines religieuses... et y perdent un peu de leur identité.

Des enfants en arrivent à cacher la foi familiale… Même si une réflexion personnelle peut mener à l’athéisme, il y a un risque à nier son identité ou ses racines. C’est différent de ne pas croire en une religion ou de la remettre en question : c’est oublier d’où on vient. C’est malsain pour le vivre-ensemble.

Pour la chercheuse, la réponse est, entre autres, juridique. Pour le moment, l’islamophobie est surtout reconnue comme une réalité sociopolitique. « Mais, justement, le droit s’inscrit dans un contexte social donné », souligne Safa Ben Saad. Cela signifie que les jugements rendus sont indissociables de la culture dans laquelle ils s’ancrent. Les choix des juges représentent à la fois des balises pour la société et des miroirs qui lui renvoient ses valeurs principales.

Le droit dans un contexte islamophobe : proposer un outil aux juges

Intégrer l’islamophobie dans le droit donne, par conséquent, un outil supplémentaire aux juges. Au Canada, la discrimination est déjà punie par la loi : aucun individu ou groupe ne peut être privé d’un droit, d’un service ni d’un statut en raison de son appartenance ethnique ou nationale. Mais identifier un comportement comme discriminatoire est un défi épineux.

Une histoire de discrimination
Yanis se présente à une entrevue d’embauche. Au milieu de la rencontre, Annie, qui l’interviewe, lui demande quelle est sa religion. Sur le plan légal, la question pose déjà problème : si le candidat peut soulever sa religion, l’employeuse, elle, n’en a pas le droit.

Yanis mentionne être musulman. Annie clôt le sujet en soulignant qu’elle n’offre pas d’accommodements relatifs aux prières ou à la période du Ramadan. L’entrevue se poursuit. Finalement, le poste est offert à quelqu’un d’autre qu’à Yanis.

Le fait qu’Annie identifie la religion du candidat comme une source de problèmes constitue un indice qu’un juge considérera pour décider s’il y a eu, ou non, discrimination. Dans un cadre juridique où l’islamophobie est reconnue comme part du contexte social, ce juge évaluera mieux la portée des questions d’Annie.

Bien entendu, Yanis aura à prouver qu’il a des compétences égales à celles de la personne embauchée. Mais les questions, remises en contexte, sont autant de sonnettes d’alarme aux oreilles d’un juge.

Un lexique pour s’y retrouver : discrimination, racisme et islamophobie

La discrimination s’exprime dans un comportement ou une décision. Elle prive une personne ou une communauté d’un bien, d’un service ou d’un statut à cause d’un facteur sans lien avec ces derniers. Qu’une chirurgienne refuse d’opérer une personne à cause de son orientation sexuelle constitue de la discrimination.

Le racisme est une haine envers une ethnie ou un groupe originaire d’un pays précis. Ce sentiment n’est pas condamnable en lui-même : le droit n’encadre pas les sentiments, pas même la peur. Mais le racisme devient légalement punissable quand il s’exprime par un comportement discriminatoire ou un discours haineux prononcé dans l’espace public.

L’islamophobie est une peur irrationnelle de la communauté musulmane. Comme le racisme, il s’agit d’un sentiment, nommé pour la première fois dans les années 1990. Il s’est cristallisé avec le 11 Septembre et est maintenant considéré comme généralisé en Occident. Il est régulièrement remis à l’avant-plan, notamment par des actualités comme l’attentat de la mosquée de Québec ou la Charte des valeurs proposée par le Parti québécois.

L’islamophobie se constate dans certaines opinions. Par exemple, 20 % du Québec serait favorable à ce que les personnes musulmanes soient interdites d’immigration au Canada. Ce refus, systématique, se ferait sans même un regard à leurs compétences professionnelles ni à leur niveau d’éducation.

Toujours comme le racisme, l’islamophobie se traduira en actes avant d’être l’objet d’un jugement légal. Mais elle teinte profondément la façon dont l’Occident perçoit – et traite – les personnes de confession musulmane. Au-delà du droit, Safa Ben Saad suggère des pistes de réflexion liées à l’éducation et aux médias.

Mais cette réflexion, souligne-t-elle, il faut prendre le temps de l’avoir – et vite.


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