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Spéculation culturelle : quels effets et quels droits pour les artistes?

Nicholas Thiffault, étudiant à la maîtrise en droit

Nicholas Thiffault, étudiant à la maîtrise en droit


Photo : Michel Caron

Dans une galerie du Vieux-Montréal, une jeune artiste peintre tente de se faire un nom et propose quelques-unes de ses œuvres. Le galeriste y décèle un certain potentiel et achète quelques œuvres pour une bouchée de pain. Quelques années plus tard, cette artiste, encensée par la critique, est devenue l’une des principales têtes d’affiche de cette galerie. Le prix de ses œuvres est à l’avenant. L’artiste obtient plus cher pour ses nouvelles créations, mais elle ne touche aucun avantage de la revente de ses premières œuvres que les collectionneurs s’arrachent à des prix qui atteignent parfois dix fois leur valeur initiale. Y aurait-il moyen de revoir le cadre juridique des droits d’auteur pour que les artistes profitent davantage des effets de la spéculation de leurs œuvres, par exemple en ayant des droits de suite comme il en existe dans certaines juridictions? Nicholas Thiffault, étudiant à la maîtrise en droit, s’intéresse à la question de la protection juridique des droits des créateurs artistiques.

Copyright et Authors’ right

Dès l’adoption des premières lois sur les droits d’auteur, dont le Statute of Anne au Royaume Uni en 1709, le cadre législatif visait un double objectif. D’une part, il comptait soutenir la création artistique, tout en favorisant, d’autre part, l’accessibilité du public aux œuvres. Ce double objectif a été maintes fois confirmé par la jurisprudence et les lois de plusieurs pays, dont le Canada. En revanche, la définition de ce qu’est une œuvre et les lois sur les droits d’auteur varient d’un État à l’autre.

«On peut déceler deux courants de pensée dans les lois sur les droits d’auteur», explique le chercheur, qui mène son projet sous la direction du professeur Finn Makela. «La première approche est basée sur l’idée de "copyright" qui repose sur une vision plus économique liée aux droits de reproduction. Dans la seconde approche, présente dans certains pays comme la France ou l’Allemagne, les lois semblent reconnaître une sorte de lien ombilical entre l’artiste et son œuvre, selon les principes de l’authors’ right. On trouve donc des droits moraux permanents sur les œuvres. Ainsi, en France, le discours sur le droit de suite a émergé il y a une centaine d’années et de tels droits ont été reconnus dès 1920.»

Aujourd’hui, le droit de suite est présent dans quelque 70 pays du monde. Chez nous, la question des droits moraux sur les œuvres est apparue dans les années 1980, et revient à l’occasion dans l’actualité.

Le droit de suite discuté au Parlement canadien

En 2012 et 2013, deux partis d’opposition – le Parti libéral et le NPD – ont proposé de prévoir des droits de suite pour les artistes canadiens, dans le cadre de la refonte de la Loi fédérale sur le droit d’auteur. Le droit de suite consisterait à verser aux artistes un pourcentage de la revente de leurs œuvres effectué par des maisons d’enchères ou des galeries d’art. Un regroupement d’artistes québécois proposait un droit de 5 %. Jusqu’à maintenant, de tels amendements ont toutefois été rejetés.

Source : Le Devoir, 31 mai 2013

Scruter les effets de la spéculation

Nicholas Thiffault poursuit donc ses recherches et pose l’hypothèse selon laquelle la spéculation culturelle a des effets sur l’incitation à la création chez les artistes et met en péril l’équilibre visé par la loi.

«À ce point de mon projet, je ne peux pas affirmer que ces effets sont positifs ou négatifs, dit Nicholas Thiffault. On peut penser qu’un artiste va abandonner sa création, où être moins motivé à créer, parce qu’on lui dit qu’il devra patienter 10 ans avant de pouvoir toucher des revenus intéressants. Mais d’un autre côté, certains artistes débutants sont intéressés à positionner leurs créations dans le circuit des galeries, espérant établir leur notoriété à moyen terme. Ce faisant, ils acceptent de céder une partie des profits à des galeries qui prennent le risque de les soutenir. On ne connaît pas les effets de la spéculation culturelle, mais il est certain qu’elle a des impacts.»

La spéculation peut aussi avoir un effet sur l’accessibilité aux œuvres par les consommateurs, soit pour des questions de coûts, ou de diversité.

Le droit de suite : la solution?

Dans un volet de la recherche, le juriste veut vérifier si l’adoption du droit de suite a constitué une solution viable dans les pays qui ont choisi cette voie. «Ce n’est pas l’unique aspect du projet, dit-il. Cependant puisqu’il s’agit d’une piste de solution mise en place dans plusieurs pays, il est intéressant de voir si cette mesure connaît un taux de réussite pour favoriser la création artistique. Par exemple, on pourra vérifier si l’on trouve plus d’artistes dans la population, ou si leurs revenus sont plus élevés depuis l’adoption des droits de suite. Il faut également voir comment l’instauration du droit de suite a fonctionné dans les pays concernés.»

Pour ce faire, le chercheur compte référer à certaines études déjà publiées sur le sujet, puisqu’une approche empirique serait difficilement faisable dans le cadre d’un mémoire.

Analyse économique et réalité

Nicholas Thiffault a le souci de proposer une analyse théorique qui puisse se confronter à la réalité. Pour ce faire, il fera d’abord une analyse économique des effets de la spéculation et des lois du marché au domaine de l’art, en tenant compte des variables les plus pertinentes liées à la problématique. Il compte ensuite confronter la théorie économique à des notions d’analyse socionormative et éthique.

«L’analyse économique repose parfois sur une analyse des seuls critères de choix rationnels et écarte des variables personnelles ou sentimentales, dit le chercheur. Dans la réalité, nos choix individuels, comme l’activité des artistes, sont motivés par des décisions en partie rationnelles, mais qui tiennent compte d’autres variables contextuelles ou personnelles. Il faut donc tenir compte de certains points de friction qui modulent la théorie et écartent des scénarios utopiques. L’originalité du projet de recherche repose aussi sur la confrontation de plusieurs écoles de pensée en matière d’analyse économique du droit. C’est de ces écoles de pensée que découle l’analyse socionormative et éthique, puisque la vision des variables primaires diffère d’une école à l’autre.»

Pour compléter son étude, le chercheur compte analyser des mémoires, des articles et des interventions publiques sur ces questions.

Au final, Nicholas Thiffault souhaite que les résultats de son mémoire de maîtrise puissent contribuer à nourrir la réflexion sur l’environnement normatif du droit d’auteur.