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Retrouvailles

(par Sara Teinturier)

J’aime l’été. Le bruissement des herbes hautes qui parvient jusqu’à moi par les fenêtres ouvertes, la lumière qui se reflète sur ma robe noire et luisante. Tout y est plus léger, et plus serein également. Plus propice à ce que je puisse donner le meilleur de moi-même, pourrait-on dire. Je me fonds dans ce tempo largo moderato qui me convient tellement. J’aime l’été encore plus, car c’est le moment où il s’en vient. Chaque année, selon un rituel invariable depuis maintenant plus de deux décennies, il arrive dans un tourbillon de chaos et de rires, comme ressuscitant la vie dans son sillage ébouriffant. Rhabillant l’austérité de ce lieu quasi abandonné le reste du temps. Chassant les dernières couches d’humidité qui m’indisposent tellement, mélancolie dégoulinante d’ennui.

Pourtant, ce n’est pas cette première soirée, celle de son arrivée, que je préfère : je ne suis pas de la partie des réunions joyeuses et des retrouvailles ni de son rythme prestissimo, je reste comme encore accessoire dans l’espace-temps qu’ouvre dans l’année la parenthèse des vacances estivales. Je pèse alors comme une sorte de rebut délaissé, taiseux, poids mort, absent de la fête et pourtant, y participant tel un voleur de l’ombre, tapi derrière la porte. Ce n’est que temporaire, je le sais. Il me faut patienter une nuit de plus. Elle paraît incroyablement longue, cette nuit-là, aux côtés des autres bien plus nombreuses qui se sont succédé depuis l’été précédent, égrenées l’une après l’autre dans un silence au compte-gouttes, sablier fuyant interminablement heure après heure, minute après minute, len-te-ment. Tous les mouvements lento ne sont pas morbides, mais celui-là l’est décidément terriblement. Et donc, à la porte des vacances, avec cette aube à portée de mains, mais pas encore là, aube tellement différente de tous les autres matins du monde, je dois patienter une autre fois. Mesures indéfiniment silencieuses et vides.

Dès le lendemain, dans la lumière du matin qui entre à flots dans la pièce, se joue la même scène d’approche, immuable et comme héritée d’un autre temps. Il s’en vient, à peine reconnaissable : ce n’est plus le feu follet joyeux de la veille, ouragan de mots et de cris d’excitation heureuse. Comme si la perspective des vacances qui s’ouvrent l’avait transformé, il arrive, largo, serein. Ce n’est pas une lenteur paresseuse ou nonchalante, non. C’est une lenteur pensive, qui mesure chacun des souvenirs qu’il attache à cette pièce du rez-de-chaussée, à son atmosphère confinée et impérissable. Il revient depuis tellement longtemps à la même période. Alors que la maison dort encore, il savoure chacun des instants et chacun des objets auquel son regard s’attache. Dans le corridor, son pas fait craquer le plancher d’une manière unique, en léger déséquilibre du pied droit. Oh ! le déséquilibre est minime, à peine un quart de temps d’un presto alerte. Bien suffisant pour rendre son arrivée reconnaissable entre mille.

Lorsque sa silhouette s’encadre dans la porte, me faisant face, il s’arrête, comme toujours depuis plus de vingt ans que nous nous rejoignons ainsi, un beau matin du début de l’été. Les poings posés sur la taille, à la fois désinvolte et concentré, son regard m’embrasse de toute sa hauteur d’adulte. Enfant, il tentait de me serrer entier dans ses bras : la scène aurait fait sourire n’importe qui. S’il n’essaie plus maintenant de me saisir, sa démarche garde cette intention naïve, mais si attentionnée. Il s’approche délicatement, s’amuse des reflets sur mon couvercle dépoussiéré et astiqué en vue de son arrivée. Il installe la béquille et l’abattant dans sa position préférée, celle qui laissera les sons s’échapper tout à la fois avec clarté et douceur. Un instant, il se penche au-dessus des cordes et en pince quelques-unes, s’émerveillant des vibrations produites par les harmoniques, goûtant avec délectation les premières notes à peine suggérées qu’il tire ainsi de mon coffre silencieux depuis si longtemps. Il n’a plus besoin de positionner ce qu’il appelait affectueusement ses « cavaliers de papiers », petits morceaux de journaux pliés et chevauchant les cordes et qui lui permettaient, lorsqu’il était enfant, de repérer les vibrations se propageant d’un bout à l’autre de cette table d’harmonie si bien nommée. Il sait immanquablement quels sons tirer de mes entrailles et ceux qui me chatouillent le plus.

Nos retrouvailles musicales commencent par le même morceau depuis qu’il l’a découvert lors d’une classe de maître pour laquelle il s’était rendu à l’autre bout du monde. Une oeuvre reçue comme une révélation, véritable volée de cailloux en pleine poitrine. Techniquement, c’est loin d’être la plus spectaculaire dont il peut s’exécuter : mes 88 touches sont tirées de leur silence saisonnier par le ... silence. Car donner corps à une telle oeuvre suppose de connaître non seulement chacune de mes harmoniques, mais ce qui s’insère entre elles chaque fois que cela est possible : tenir la note pour laisser un espace suspendu, apparemment vide, mais tellement plein de ce qui s’en va tout autant que de ce qui s’en vient. Qui s’intéresse d’abord, non pas aux sons de mes cordes et à la résonance de mon coffre, modulés peut-être par le toucher plus ou moins subtil des mains qui me parcourent, mais à ce silence qui s’insère entre chaque note ? Pour jouer cette oeuvre, en soi, il suffirait presque de deux doigts. C’est autre chose qui compte ici.

« L’interprétation de l’oeuvre est tout entière contenue dans la première mesure donnée ». Lorsqu’il est revenu de sa classe de maître, il a passé des heures, des journées, à reproduire le geste si particulier du chef d’orchestre qui donnerait le tempo et le départ du mouvement. Cette main qui se lève et qui inscrit le signal d’un début jusque là inexistant. Et il répétait encore et encore ce qu’il avait dû entendre alors : « connaître et percevoir ce qui s’en vient ». Il se le répétait pour lui-même. Je crois qu’il le répétait aussi pour moi, pour que je m’imprègne également de cette atmosphère si particulière, pour que, lorsqu’il s’installe et lève délicatement ses mains, s’apprêtant à toucher le clavier, touche blanche, touche noire, je sois aussi prêt que lui, ne faisant plus qu’un avec son désir d’interpréter si parfaitement cette musique profonde, à laisser planer entre chaque note tout le silence contenu et plein que je pouvais offrir. Cette oeuvre, ce n’était pas d’abord une question de justesse de sons, mais bien d’équilibre subtil entre le rien et le plein.

L’apprentissage a été rude pour lui. Il l’a été également pour moi, frustré de ne pas pouvoir lui offrir la pleine capacité de mes cordes qui, frappées avec précision et nuances, rendent un son des plus appréciés et fluides par tous ceux qui m’ont pratiqué. Pourtant, j’en suis venu, année après année, à attendre cette respiration première qui ouvre à chaque fois un univers infini, note après note, silence après silence, sans presque que l’on ne puisse plus distinguer entre les unes et les autres. Comme si j’avais découvert, moi aussi, la beauté mystique de ces tintinnabuli minimalistes. Et il continuait : « Un besoin de se concentrer sur chaque son afin que chacun des brins d’herbe devienne aussi important qu’une fleur ».

Aujourd’hui, il n’a plus besoin de répéter à voix haute, impatient, ce qui doit guider son interprétation de l’oeuvre. La première note en donne, fondamentale et tenue, la tonalité. Ce si est attaqué par lui comme par moi, de concert, avec toute la douceur et la fermeté nécessaires. Si mineur. Puis viennent ces phrases mélodiques qui se poursuivent « comme deux personnes dont les chemins semblent se croiser, mais n’y parviennent pas ». Do ré, mi fa fa. Touche noire, touche blanche... Les sons, les silences, savent désormais se déployer en symbiose, image de nos retrouvailles de chaque été. Mi ré do si. Je suis pleinement l’instrument qui exprime ce que le morceau représente pour lui. Fa mi fa ré mi. Il y aura tout le temps, lors des semaines à venir, pour que ses mains qui savent se faire impétueuses parcourent mes huit octaves de touches en long, en large et en travers, tumultueuses et déchaînées, insatiables de notes et de rythmes. Ré fa si do si ré. En attendant, la musique est suspendue à ces quelques notes qui composent Für Alina. Mi ré si ré fa ré mi. Touche blanche, touche noire.

Tempo grave et libre tout à la fois. Fa ré do si si fa sol la. Je n’aime rien tant que l’été et le bruissement de ses herbes hautes qui parvient à moi par les fenêtres ouvertes, la lumière qui se reflète sur ma robe noire et luisante. Ré mi si do ré do si, touche blanche, touche noire... silence…