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L'arbre différent

Kim Noël

Je n’ai jamais été doué pour écrire des textes ou des histoires. Je devais constamment trouver les bons mots, la bonne syntaxe et les bons verbes pour être sûr que tout allait bien se tenir et si au final cela ne menait à rien, je déchirais ma feuille et je recommençais jusqu’à ce que je sois satisfait. Cela pouvait me prendre des heures et des heures seulement trouver LA bonne histoire à écrire et cela m’en prenait tout autant pour seulement la raconter. Par contre, j’étais plutôt doué dans les descriptions. C’était ce qui me plaisait le plus dans le fait d’écrire. Je réfléchissais fort à quelque chose que j’aimais et je me mettais à le reproduire sur ma page blanche tel une oeuvre d’art, le stylo faisant office de pinceau. Je n’ai jamais aimé montrer mon travail aux autres. J’avais toujours peur de ce qu’ils allaient en penser, ce qu’ils allaient en dire. J’avais l’impression que personne ne comprenait, que personne ne voulait comprendre. Mes sujets étaient trop simples, mes descriptions trop longues, mes fautes trop présentes. Ils n’arrivaient pas à voir la beauté, les efforts qui s’y cachait derrière. Le premier texte que j’ai écrit portait sur un arbre. Bon, vous allez sûrement dire : « Un arbre ? Mais que peut-on dire sur un arbre ? ». Il y a bien des choses à dire sur un arbre, croyez-moi. J’aime les arbres, parce que le vert est ma couleur préférée. Ça me rappelle la salade et le printemps. J’aime le printemps, parce qu’il commence à faire chaud et que j’aime le soleil. C’est pourquoi j’aime les arbres, parce que leurs feuilles sont vertes et que moi j’aime le vert. Par contre, l’arbre que j’avais étudié était différent. Je voulais quelque chose de nouveau, quelque chose d’unique sur quoi me baser pour écrire mon texte et le montrer à Madame Brown. Madame Brown est mon institutrice à l’école. C’est la seule à qui je souhaite montrer mes textes, parce qu’elle sait reconnaître la beauté du soleil les jours d’été, mais aussi la beauté de la pluie les jours d’orage et ça me plait. Je me promenais donc dans la rue à la recherche d’un sujet pour mon texte et j’ai été frappé par une sculpture que je n’avais jamais remarquée, parce que je préfère rester à la maison que de me promener seul durant la journée. « Frappé » est une métaphore. La sculpture ne m’a pas frappé. Ça veut tout simplement dire que la sculpture m’a intéressé plus que tout autour et que j’ai voulu l’étudier pour le sujet de mon texte. Le nom de la sculpture était « Mémoire vive » et ressemblait à un arbre, mais cet arbre était différent. Les feuilles n’étaient pas vertes et le tronc n’était pas fait d’écorce. L’arbre était sculpté ce qui veut dire que quelqu’un l’avait fabriqué dans un matériau comme l’acier. Ce n’était donc pas un arbre comme ceux que j’observais dans le jardin le jeudi après-midi. Cet arbre était différent et il me plaisait. Je regardais cet arbre et je ne savais pas vraiment quoi écrire. Je pouvais percevoir des lettres gravées dans ce qui aurait dû être son feuillage, mais je ne savais pas ce qu’elles signifiaient. Quelqu’un est passé près de moi et a commencé à regarder mon arbre et à noter quelque chose dans son cahier. J’ai eu peur, car c’était mon arbre, mon sujet, mon texte et ma sculpture. L’homme était grand (aussi grand que Monsieur Lessard le directeur de l’école) et avait une moustache grise. Il avait un cahier, un crayon et il gribouillait quelques lignes dans son cahier alors j’ai eu moins peur. L’homme n’écrivait pas, il dessinait et s’il dessinait c’est que je pouvais toujours prendre l’arbre d’acier comme sujet de mon texte. Après un certain moment, l’homme m’a regardé. Je l’ai vu, parce que j’étais en train de le dévisager pour être certain qu’il ne commencerait pas à noter quelques mots dans son cahier. C’est ce qu’on appelle avoir peur de la compétition. C’est lorsqu’on a peur que quelqu’un soit meilleur que nous ou réussisse mieux et je ne voulais pas que l’homme à la moustache me vole mon arbre. Après quelques secondes, l’homme au dessin s’est approché de moi et j’ai reculé. Je n’aime pas que les gens me touchent. Je n’aime pas que les gens me parlent, parce que c’est ce qu’on appelle des étrangers. Il m’a simplement regardé et il est parti, mais en passant près de moi il m’a frôlé et j’ai commencé à grogner. C’est ce que je fais quand quelqu’un me pousse ou me touche. Je n’aime pas me faire toucher et je n’aime pas toucher les autres. Je suis comme ça. J’ai donc passé l’après-midi à regarder Mémoire vive, à écrire quelques mots sur la couleur verte qui avait disparu des feuilles et à éviter les gens qui passaient sur le trottoir. Lorsque j’ai eu assez de mots pour écrire un texte, je suis revenu à la maison et j’ai commencé à écrire. L’arbre d’acier a été le meilleur texte que j’ai écrit. C’est ce que Madame Brown m’a dit quand je lui ai fait lire et qu’elle m’a aidé avec la grammaire. J’étais fier, parce que même si l’arbre n’avait pas de feuilles vertes, il était différent et je l’aimais quand même. Il était comme moi. Je suis différent, mais les gens m’aiment quand même. C’est ce que maman et papa disent après que j’aie grogné. Ils me disent : « Nous t’aimons même si tu es différent ». Je sais que je suis différent. Je suis le seul de ma classe à connaître le théorème de Pythagore, à compter jusqu’à 257 600, à connaître l’échec et mat et à écrire des textes. Dans ma classe, les élèves crient, se frappent la tête sur les murs et même que certains font leurs besoins par terre, parce qu’ils n’arrivent pas à aller à la toilette. Moi je grogne et j’aime le vert. On dit que je suis autiste. Je ne sais pas vraiment ce que ça veut dire. C’est Madame Brown qui me dit ça des fois, mais je ne sais pas ce que c’est « Autizme ». J’ai fait des recherches sur mon ordinateur et je n’ai pas compris pourquoi je suis différent. J’ai juste compris que je le suis et c’est tout. Je n’ai jamais été doué pour écrire des textes ni même pour trouver les bons mots, mais je sais compter jusqu’à 257 600, faire un échec et mat, pratiquer le théorème de Pythagore et aimer la couleur verte. J’aime trouver pleins de mots différents qui veulent dire la même chose comme « Apprécier, aimer, estimer, plaire et priser », j’aime les arbres, leurs feuilles, leur racine et leur écorce, j’aime la couleur verte, parce qu’elle me rappelle le printemps et que j’aime le soleil, j’aime Madame Brown, car elle est la seule à qui je peux faire lire mes textes sans avoir peur et me mettre à grogner, j’aime papa et maman même si parfois ils essaient de me donner une accolade et que je me met par-terre avec les mains sur les oreilles en criant, j’aime regarder les arbres dans le jardin (je peux nommer 46 espèces de conifères différents et ce simplement en Amérique du Nord). Je n’aime pas les gens à moustaches qui dessinent mon arbre dans leur cahier, je n’aime pas les gens qui essaient de me tenir la main ou les gens qui me frôlent dans la rue, je n’aime pas ceux qui se moquent de mes textes et me disent que mes sujets sont trop simples, je n’aime pas quand le gazon vert devient jaune, parce que la couleur verte disparaît. On dit de moi que je suis différent, que je suis « autizte », mais moi j’aime être différent, parce que peut-être qu’un jour je serai debout sur le coin d’une rue et qu’un garçon ou une fille voudra un sujet nouveau et unique pour son texte et que c’est sur moi qu’ils écriront.


Mémoire vive

Lucie Duval

Aluminium et acier, 2013 Intersection des rues King Est, Murray et Papineau, Sherbrooke