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Deux chercheuses présentent les conclusions d'une étude

Quand l'emploi des anglicismes peut faire du sens (sic)

Les linguistes Mireille Elchacar et Ada Luna Salita, lors de la présentation du colloque des 24 et 25 mai dernier.
Les linguistes Mireille Elchacar et Ada Luna Salita, lors de la présentation du colloque des 24 et 25 mai dernier.
Photo : Michel Caron

Les chroniques linguistiques à la radio et dans la presse écrite s’insèrent dans une tradition de longue date au Québec. Aujourd’hui, bien que peu nombreuses, elles constituent le principal canal de diffusion des anglicismes au public… voire de leur diabolisation. Cette discréditation affichée par les chroniqueurs de langue est le reflet d’une position identitaire qui a évolué au fil des années, selon Mireille Elchacar et Ada Luna Salita, qui ont mené une étude sur le sujet.

Les deux linguistes se sont interrogées sur la manière dont les chroniqueurs de langue contemporains abordent dans leur discours la question des anglicismes. Dans le cadre d’un colloque portant sur la perception actuelle des anglicismes au Québec, organisé conjointement par l’UdeS et l’Université TÉLUQ les 24 et 25 mai dernier, elles ont partagé les résultats de leur recherche. « Ça a permis de voir qu’en général, les chroniqueurs sont peut-être plus peureux vis-à-vis des anglicismes que les locuteurs ordinaires. C’est peut-être normal, aussi, vu leur objectif d’amener une certaine correction de langue », explique Mireille Elchacar, chargée de cours à l’UdeS et professeure de linguistique à la TÉLUQ.

Des critiques sans nuances et peu fondées

Les éléments de conclusion qui ressortent de leur étude sont sans équivoque: les anglicismes demeurent un sujet de préoccupation normative des plus importants chez les chroniqueurs contemporains, qui traitent même davantage de cette question que leurs prédécesseurs. Qui plus est, ils rejettent souvent les anglicismes de façon catégorique, sans avoir recours à des arguments autres que l’origine anglaise du mot. À ce chapitre, le premier conseiller linguistique à la radio d’État, Guy Bertrand, arrive en tête. Dans leur étude, Mireille Elchacar et Ada Luna Salita ont comparé, entre autres, le nombre de fois qu’une chronique linguistique portait sur les anglicismes plutôt que sur d’autres préoccupations normatives, comme la syntaxe ou les archaïsmes. Elles ont également répertorié les arguments invoqués pour en fonder les critiques.

Alors que plusieurs arguments peuvent être formulés pour accepter ou rejeter un anglicisme – origine anglaise, sens français, logique de la langue, usage en France, dictionnaire, étymologie, etc. – les résultats de l’étude ont démontré que, dans la presque totalité des cas, le rejet de l’utilisation d’un mot anglais ne s’appuie sur aucun argument autre que son appartenance à la langue anglaise. Une conclusion qui surprend Mireille Elchacar :

La grande majorité des critiques sont catégoriques et non pas nuancées, alors que très peu d’arguments sont mis de l’avant! On utilise seulement l’argument " ça vient de l’anglais ". Si on fait des circonlocutions, peut-être que cet anglicisme-là répond à un besoin ou comble une lacune… Ce qui m’a surprise, c’est la résistance démontrée par rapport au maigre éventail des arguments présentés. L’anglais et le français s’étant côtoyés pendant 1 000 ans, il est tout à fait normal qu’il y ait des va-et-vient, des contacts entre les deux langues. Les chroniqueurs sont peut-être décalés; c’est peut-être leur rôle… Si, en plus, le chroniqueur représente la radio d’État, c’est d’autant plus révélateur. Mais, d’un autre côté, je pense que ça contribue à véhiculer un discours négatif. Et ça n’a jamais fonctionné!

D’où vient la crainte des anglicismes au Québec?

Pourquoi a-t-on l’impression d’être plus frileux vis-à-vis des anglicismes au Québec qu’en France, par exemple? La réponse se trouve dans les contextes historiques qui ont mené à l’apparition des mots anglais dans la langue française, à l’ère de l’industrialisation. À cette époque, alors que l’Europe est sous l’emprise de l’anglomanie et qu’il est à la mode pour la bourgeoisie de faire des emprunts à l’anglais, au Québec, le contexte est tout à fait différent.

Les anglicismes sont moins acceptés au Québec en raison du contexte historique de la pénétration des anglicismes, lié à la Conquête. Les anglicismes ont fait leur apparition alors que le Québec était sous la domination politique, économique, sociale et linguistique anglaise, pénétrant le français québécois par la classe prolétaire.

Mireille Elchacar, chargée de cours à l’UdeS et professeure de linguistique à la TÉLUQ.
Mireille Elchacar, chargée de cours à l’UdeS et professeure de linguistique à la TÉLUQ.
Photo : Michel Caron

À ce propos, Mireille Elchacar explique :

Sur les chantiers ou dans les usines, les Québécois étaient la masse ouvrière. Les anglicismes pénétraient leur vocabulaire parce qu’on devait rapidement nommer tel nouvel objet, et le patron anglais utilisait le mot anglais. Même si la situation a beaucoup changé, on est restés avec cette idée que, si on utilise le mot anglais, c’est qu’on ne connaît pas le mot français, qu’on parle mal… C’est resté stigmatisé, et ça l’est encore aujourd’hui.

Campagnes de rectification langagière

Au milieu du 19e siècle, l’on assiste à une longue tradition de chroniques langagières au Québec. À partir de ce moment, la lutte contre l’anglicisation est omniprésente dans les chroniques langagières : dans les médias écrits et à la radio, on a recours à toutes sortes de stratégies pour indiquer aux locuteurs ce qu’ils peuvent dire et ce qu’ils ne peuvent pas dire.

Aujourd’hui, les chroniques de langue sont certes peu nombreuses, mais elles constituent l’unique manière de présenter les anglicismes aux locuteurs, qui ne consulteraient pas eux-mêmes des ouvrages de référence sur le sujet. Les chroniqueurs actuels accordent une grande importance aux anglicismes, et puisqu’ils incarnent des figures d’autorité s’adressant à un large public, leur position finit par teinter la façon dont les locuteurs se représentent leur propre langue. « N’importe qui dans sa voiture peut entendre Guy Bertrand… Je trouve que ça finit par teinter ce qu’on appelle l’imaginaire linguistique », ajoute Mireille Elchacar. Selon cette dernière et Ada Luna Salita, en plus d’être moins nombreuses, les chroniques produites aujourd’hui ne présentent qu’un point de vue, puriste de surcroît. « C’est quand même choquant, quand on réalise que c’est le chroniqueur le plus actuel qui est le plus puriste », souligne Ada Luna Salita.

De l’importance des registres de langue

Mireille Elchacar souhaite que l’on cesse les campagnes de rectification culpabilisantes, et qu’émerge un discours plus positif entourant la langue :

Je pense qu’il faut cesser de culpabiliser les Québécois en leur disant qu’ils parlent mal ou qu’ils emploient plein d’anglicismes. Il faut reconnaître qu’il y a des anglicismes et qu’ils sont acceptables dans certains contextes, mais qu’il existe aussi des options pour les contextes plus formels.

Ada Luna Salita, étudiante à la maîtrise en études françaises, cheminement en linguistique, à l'UdeS.
Ada Luna Salita, étudiante à la maîtrise en études françaises, cheminement en linguistique, à l'UdeS.
Photo : Michel Caron

Ces contextes, on les appelle aussi registres. Ainsi, dans un registre familier, il est correct de s’exprimer en utilisant des anglicismes, puisque les conséquences sont moindres. Ada Luna Salita ajoute : « Chez Bertrand, beaucoup d’attention accordée à la langue familière; il ne tient pas compte de cet axe de la variation dans ses commentaires. Si on remplace ne pas se prendre pour un 7 up flat" par être sorti de la cuisse de Jupiter ", comme le suggère Bertrand, on ne respecte pas le registre… ».  Dans un registre plus soutenu – un entretien d’embauche, une conférence – les anglicismes n’ont toutefois pas leur place et peuvent influencer la perception que l’on se fait d’une personne, par exemple sa scolarisation ou son statut social. « La qualité de la langue compte, comme la richesse du vocabulaire, qui permet, justement, quand on connaît les équivalents français d’un anglicisme, de choisir le bon mot pour le contexte », précise Mireille Elchacar.

La question de registre est cruciale pour toutes les langues. Sans registre familier, une langue peut disparaître; sans registre plus soutenu, elle  est aussi en danger. Pour être vivante, la langue doit pouvoir se décliner dans tous les registres. La langue parlée diffère de la langue écrite, et l’emploi d’anglicismes lorsque l’on discute avec notre famille ou nos amis n’est pas à proscrire. Plus on maîtrise les registres, plus on maîtrise une langue.

Pour des chroniques langagières plus variées

Le discours sur les anglicismes n’est donc pas homogène : des paroles discordantes peuvent coexister, en dépit du fait que les chroniqueurs linguistiques actuels, qui ont la plus importante tribune, s’acharnent à les vilipender. Selon les deux linguistes, le paysage linguistique est mûr pour des chroniques langagières qui s’intéressent à d’autres aspects de la langue française, comme l’histoire de la langue, la formation du français québécois ou les différentes prononciations en francophonie. Ada Luna Salita a d’ailleurs pris l’initiative, avec trois de ses collègues à la maîtrise, de créer une chronique à la radio universitaire de l’UdeS.

Languez-vous s'attaque aux idées préconçues, aux préjugés et aux fausses croyances populaires entourant la langue française. Une émission savoureuse à découvrir les mardis, de 11 h à 12 h, sur les ondes de CFAK 88,3 FM, ou en baladodiffusion.


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