Aller au contenu

Recherches en histoire du professeur Tristan Landry

Sous Hitler, la faim justifiait les moyens

Dans un camp des jeunesses hitlériennes, les cuisiniers brassent d’énormes marmites de gruau. Sur des tables bien garnies, les saucisses assurent un petit-déjeuner copieux. La scène, tournée en 1934, figure dans Le triomphe de la volonté, film culte de la propagande nazie signé Leni Riefenstahl. Dix ans plus tôt, dans Mein Kampf, Hitler justifie son projet d’envahir les pays d’Europe de l’Est par la nécessité de contrer la disette alimentaire subie par le peuple allemand durant la Grande guerre.

Une fois au pouvoir, le régime nazi fera de la question alimentaire une priorité, constate le professeur Tristan Landry, du Département d’histoire. Et si l’éradication de certaines communautés juives trouvait sa cause dans la volonté de réduire le nombre de bouches inutiles? Le professeur Landry traitera de ce sujet peu étudié lors du prochain congrès de l’ACFAS, en mai prochain.

Simplicité volontaire

Malgré le titre La table allemande sous Hitler, la présentation s’attardera peu aux questions culinaires. Ce qui intéresse le chercheur, c’est la place prépondérante que prend l’alimentation dans l’argumentaire national-socialiste.

On voit par exemple des chefs réputés réinventer des classiques de la cuisine allemande, comme l’Eintopf, un ragoût assez simple. L’idée est de jouer la carte de la tradition et du nationalisme pour redorer l’image de plats traditionnels. «On incite du même coup les familles à préparer ce plat facile, sur un réchaud, avec les ingrédients du moment, en vue d’éviter tout gaspillage», explique Tristan Landry.

En parallèle, l’adoption de nouvelles habitudes alimentaires compte parmi l’arsenal idéologique de la «nouvelle alimentation pour l’homme nouveau». Hitler lui-même prêche par l’exemple en se disant végétarien.

Recherches scientifiques

Tristan Landry relève la place prépondérante de la recherche scientifique consacrée à la nutrition. Selon le professeur, les archives de la République fédérale allemande offrent une mine de rapports de recherche datant de l’entre-deux-guerres, et traitant de rationnement, de disette, de faim, ainsi que de contrefaçon alimentaire. Des instituts de recherche mènent des projets et publient des rapports techniques pour déterminer l’apport calorique optimal des travailleurs d’usine. D’autres chercheurs développent des substituts alimentaires.

Bref, avant et pendant la Seconde guerre mondiale, le régime nazi a le souci de pallier la disette alimentaire vécue durant la guerre précédente. Et à la faveur de la grave crise économique des années 1930, la question de la faim est un ressort puissant pour stimuler l’appui aux idées d’Hitler.

Nourriture et propagande

Le Führer considère que l’Allemagne, qui ne dispose pas d’empire comme la Grande-Bretagne ou la France, doit conquérir son «espace vital», en mettant la main sur les plaines luxuriantes de l’Ukraine à l’Oural. «En fait, on croit à l’époque que les capacités de production alimentaire ne suffiront plus aux besoins de l’humanité. On justifie ainsi l’invasion de pays étrangers, un peu comme on le fait au 21e siècle, par dépendance énergétique», illustre Tristan Landry.

Le traumatisme alimentaire devient donc une corde sensible maintes fois exploitée dans la propagande. Les mots «liberté et pain» résonnent fort dans des chants SS. Les jeunes Allemands joignent les corps francs de l’armée, convaincus que la nourriture abonde et qu’ils ne souffriront pas de la faim.

Face au peuple, les élites nazies prônent des habitudes alimentaires simples. On montre Hitler mangeant un clair bouillon et vanter son végétarisme. «Mais derrière les portes closes, les élites profitent abondamment des produits fins qu’ils importent de France et d’ailleurs. Hypocritement, en public, on fait grand cas de la colère d’Hitler, outré de lire un menu comprenant trop de mets aux noms français et réclamer un menu allemand.»

L’énigme de la déroute

Le professeur Landry croit que la préoccupation alimentaire d’Hitler fournit une explication à l’énigme de l’extermination de Juifs, qui s’intensifie à la fin de la Seconde guerre. Alors que l’Allemagne est en déroute, on accélère le gazage de 250 000 Juifs hongrois à Auschwitz. Or, pour plusieurs analystes, cette décision n’est pas raisonnable d’un point de vue logistique, militaire, stratégique ou économique. «Alors, pourquoi faire cela? Des rapports d’experts de l’alimentation exposent très clairement le souci de réduire le nombre de bouches inutiles, face à la perte du grenier à blé qu’est l’Ukraine, aux mains des Soviétiques», relève Tristan Landry.

Il rejoint ici l’opinion de certains historiens, peu nombreux, qui ont étudié cette hypothèse. «Il faut noter qu’à cette même époque, la notion d’antisémitisme devient très arbitraire. On évoque l’élimination des gens laids. On tient aussi des propos antislaves − les Russes étant considérés comme des sous-hommes», dit le professeur Landry. La question juive semble donc cacher les réels intérêts.

Histoire en chantier

Pour Tristan Landry, cette question − peu exploitée par les historiens − mérite d’être creusée. La présentation qu’il prépare pour l’ACFAS se veut le prélude à un programme de recherche qui pourrait conduire à la rédaction d’un ouvrage d’ici quelques années. Également spécialiste de l’histoire russe, le professeur Landry aimerait éventuellement voir des études comparatives se développer entre l’alimentation sous le régime nazi et sous le régime de Staline.

«C’est une histoire en chantier qui offre plusieurs possibilités, car l’état de la littérature est assez pauvre, il y a là tout un champ à défricher», conclut le professeur.