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Une histoire de l’esclavage qui sort des lieux communs

Léon Robichaud et Jean-Pierre Le Glaunec, professeurs au Département d'histoire de la Faculté des lettres et sciences humaines
Léon Robichaud et Jean-Pierre Le Glaunec, professeurs au Département d'histoire de la Faculté des lettres et sciences humaines
Photo : Michel Caron

«Une Négresse, de petite taille, étampée BUYTET, ayant la figure ronde, le nez plat, les oreilles courtes & les jambes fines, bégayant, est partie marronne le 16 juillet dernier. Ceux qui en auront connaissance sont priés d’en donner avis au nommé Suhard à qui elle appartient. Il y aura deux portugaises de récompense.» Cette annonce visant à retracer une esclave en fuite paraît dans les Affiches Américaines, journal de la colonie française de Saint-Domingue, le 2 août 1786. Du 17e au 19e siècle, quelque 10 000 de ces annonces auraient paru dans la seule colonie de Saint-Domingue — aujourd’hui Haïti. Les professeurs d’histoire Jean-Pierre Le Glaunec et Léon Robichaud pilotent un ambitieux projet pour rendre ce patrimoine accessible à la communauté historienne et au grand public via un site Internet.

Ce projet vise à pallier un manque flagrant quant à la mémoire de l’esclavage du monde atlantique français, explique le professeur Le Glaunec, du Département d'histoire de la Faculté des lettres et sciences humaines. C’est l’époque où s’opère le commerce triangulaire entre l’Afrique de l’Ouest, l’Amérique et la France en marge duquel circulent des hommes, des idées et des marchandises. Contrairement au monde anglo-saxon, la francophonie a encore beaucoup à faire pour diffuser l’histoire de l’esclavage et rendre disponibles des sources primaires et originales.

Une fenêtre sur la vie quotidienne

À la fin du 18e siècle, Saint-Domingue constitue la principale société de plantation des Antilles et mobilise 500 000 esclaves. À titre de comparaison, on en dénombre environ 700 000 dans l’ensemble des États-Unis. «Les petites annonces de fuite — des textes de 100 mots en moyenne — constituent le fait divers par excellence des journaux de cette époque. Ces messages témoignent d’un système de valeurs racistes jugé ordinaire à l’époque. De telles constructions racistes sont évidemment à déconstruire aujourd’hui, mais ces annonces peuvent être lues comme des actes de résistance par milliers, symbole de la dignité humaine que les esclaves voulaient affirmer», dit Jean-Pierre Le Glaunec.

Ces petites annonces montrent la réalité de l’esclavage au delà des lieux communs que sont la traite, la quête de liberté puis l’abolition. «Autour des annonces de fuite, on découvre toute une vie et une réalité beaucoup plus complexe qu’on ne l’imagine. L’idée selon laquelle les esclaves s’enfuient dans un absolu de liberté ne correspond pas à la réalité», dit le chercheur.

«Souvent, on constate au contraire que la désertion peut être temporaire, enchaîne son collègue Léon Robichaud, professeur au Département d’histoire. Parfois, les esclaves cherchent une liberté passagère pour faire la fête ou rejoindre un membre de leur famille. Les annonces permettent de découvrir comment des marrons (les esclaves en fuite) réussissent à s’aménager un peu de liberté, même s’ils sont soumis à une réelle oppression. Les annonces offrent une description physique, mais aussi celle des vêtements qu’ils portent — ou parfois même la façon dont ils se travestissent afin de passer pour libres», dit-il.

«On peut découvrir qu’un tel dispose d’un violon et réussit à aller de port en port, et à vivre de sa musique. C’est toute une vie quotidienne qu’on souhaite décrire avec ces petits textes qui forment une grande biographie collective mais fragmentaire d’un pan entier de l’humanité aujourd’hui encore mal compris», ajoute Jean-Pierre Le Glaunec.

Large public

Très bien conservé à la Bibliothèque nationale de France, le journal Affiches Américaines constitue une fenêtre ouverte sur les sociétés de plantation. Les annonces de fuite sont faciles à lire par tout le monde. Elles peuvent servir aux spécialistes d’anthropologie ou d’histoire, mais aussi à des professeurs du secondaire de chez nous ou à des généalogistes haïtiens.

Pour éclairer ce public très hétéroclite, le site Internet Histoires d’esclaves dans le monde atlantique français offre cinq sections qui fourniront une série d’outils et des éléments de contexte. «On trouve des sections telles que Lire ou Rechercher mais aussi une section Comprendre où seront proposés des textes analytiques, explique Léon Robichaud. On pourrait trouver des explications sur l’appareil judiciaire, l’évolution des fugitifs ainsi que des graphiques, des tableaux ou des cartes interactives. Nous prévoyons aussi un glossaire pour saisir le sens de certains termes. Ainsi, pour des enseignants au secondaire, tous ces éléments permettront de pouvoir mieux utiliser ce contenu en classe. Notre but est de créer un site qui exploite au maximum les capacités technologiques, et qui va bien au delà de ce que nous aurions pu faire dans un livre.»

Rayonnement international

Pour les deux orchestrateurs du projet, le site sur les esclaves en fuite de Saint-Domingue a un fort potentiel de rayonnement dans plusieurs régions du monde. Par exemple, en France, les historiens s’intéressent de plus en plus à cette question à la faveur du débat sur l’identité nationale. Le professeur Le Glaunec avait l’occasion en décembre de présenter le projet à différents partenaires, dont les Archives nationales de France, l’Unesco, la Bibliothèque des Pères du Saint-Esprit (Port-au-Prince), le Centre Harriet Tubman à l’Université York, ainsi qu’aux participants d’un colloque à l’Université d’État d’Haïti. Puis, le site étant bilingue, on compte bien rejoindre les historiens américains et britanniques intéressés par le sujet.

Le nombre de thèses sur Saint-Domingue et le monde colonial français a connu une hausse de production marquée depuis le tournant des années 2000. Une version partielle du site est présentement accessible. L’année 2010 devrait permettre de bonifier considérablement le contenu.


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