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Louis Dantin et Alfred DesRochers

Échanges entre mentor et disciple

Le professeur Pierre Hébert, le professeur retraité Richard Giguère, la doctorante Stéphanie Bernier et la professeure Patricia Godbout sont membres du GRÉLQ.
Le professeur Pierre Hébert, le professeur retraité Richard Giguère, la doctorante Stéphanie Bernier et la professeure Patricia Godbout sont membres du GRÉLQ.

Photo : Michel Caron

Louis Dantin – de son vrai nom Eugène Seers – a toujours vécu hors des sentiers battus. Contre la volonté de son père, il aspire à entrer chez les pères du Très-Saint-Sacrement en 1883. Mais trois ans d’études théologiques à Rome achèvent de détruire sa foi déjà chancelante. De retour à Montréal après un départ forcé de l’Europe, il cesse de participer aux exercices religieux pour mener une vie de bohème. Émile Nelligan lui demande même de critiquer ses poèmes, si bien que Dantin sera le maître d’œuvre de la première édition de sa poésie, précédée d’une préface qui fera autorité pendant des décennies. Dantin finit par rendre sa soutane en 1903 et s’exiler volontairement pour Boston avec son amoureuse et son enfant.

Libéré pour de bon de sa carrière d’homme de foi, il devient littéralement homme de lettres. Dantin entretient des correspondances d’une ampleur immense : plus de 3000 lettres échangées avec 150 personnes. L’une de ces relations épistolaires se fera avec un certain Alfred DesRochers, jeune poète des Cantons-de-l’Est en quête d’un mentor. Ils s’échangeront 229 lettres entre 1928 et 1939.

Grâce au travail du médecin Gabriel Nadeau, légataire de la correspondance de Dantin, ces lettres se trouvent aujourd’hui à Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ). Pour les rendre encore plus accessibles aux amateurs de littérature, des membres du Groupe de recherches et d’études sur le livre au Québec (GRÉLQ) ont entrepris de classer, d’annoter et de faire publier toutes ces lettres. La première étape de ce travail de très longue haleine vient de s’achever avec la publication du premier tome d’une série de quatre : La correspondance entre Louis Dantin et Alfred DesRochers  Une émulation littéraire (1928-1939), par les professeurs Pierre Hébert, Patricia Godbout et Richard Giguère, avec la collaboration de la doctorante Stéphanie Bernier.

Le critique le plus en vue

Louis Dantin annotait les textes d'Alfred DesRochers de sa fine calligraphie.
Louis Dantin annotait les textes d'Alfred DesRochers de sa fine calligraphie.

Photo : Fournie

En 1928, Alfred Desrochers a 27 ans et vient de faire publier son premier recueil, L’Offrande aux vierges folles. Jovette Bernier, sa collègue au journal La Tribune, lui recommande d’envoyer sa nouvelle parution au critique Louis Dantin. «Tous les jeunes poètes dans la vingtaine veulent écrire à Dantin, parce qu’il est considéré comme le meilleur, souligne Richard Giguère. Il a publié un article célèbre que les prêtres n’ont pas aimé et qui s’appelle L’art et la morale. Il est le premier à dire que l’art n’a rien à faire avec la morale et vice versa.»

Alfred DesRochers envoie ensuite les poèmes de son futur recueil À l’ombre de l’Orford à Dantin, qui les annote de sa fine calligraphie. «Dantin était un très bon lecteur. La plupart du temps, DesRochers tenait compte de ses commentaires», indique Patricia Godbout.

C’est à partir de ces correspondances avec les jeunes poètes québécois que Dantin devient le critique le plus en vue au Québec – il éclipse même le grand critique clérical Camille Roy. «On se réfère de plus en plus à Dantin, qui lit les lettres, corrige les manuscrits, fait des critiques. Il n’est revenu que deux fois au Québec, à Sherbrooke plus précisément, pour donner des conférences à l’initiative de DesRochers. Mais on le qualifie quand même de mentor des lettres québécoises de l’époque», souligne Pierre Hébert.

Des littéraires engagés

Si la littérature reste le sujet central des missives que s’envoient Dantin et DesRochers, les deux poètes échangent des idées sur divers autres enjeux d’actualité des années 30, dont la crise économique. «Ce qu’il y a de fascinant dans cette correspondance, c’est de voir à quel point ils sont engagés dans leur époque. Ils s’engagent de manière très personnelle et vivante dans les débats littéraires, économiques, politiques, sociaux. Notre travail d’édition de cette correspondance nous donne un accès privilégié : on lit les lettres et on a l’impression de causer avec eux», dit Patricia Godbout.

Ces lettres écrites par deux poètes possèdent une véritable qualité littéraire : «On sent la personnalité de chacun; ils sont attachants. On accède à ce qu’ils ont dans leur tête. Comme ils abordent les sujets avec moins de censure, les lettres deviennent une valeur ajoutée au discours officiel», ajoute-t-elle.

En outre, la correspondance entre Dantin et DesRochers apporte un éclairage unique sur le réseau parallèle de la circulation de manuscrits. La doctorante Stéphanie Bernier, qui s’intéresse aux relations entre mentor et mentoré, voit dans ces lettres la possibilité d’observer l’origine d’une œuvre. «On découvre comment les projets naissent, ce qui motive le poète à écrire, et on assiste à la transformation d’un auteur et écrivain», souligne l’étudiante.

D’ailleurs, le prochain tome des correspondances de Louis Dantin regroupera les lettres échangées avec «Les individualistes de 1925». Nommé ainsi par Alfred DesRochers, ce groupe de jeunes écrivains inclut entre autres Robert Choquette, Jovette Bernier, Simone Routier et Albert Pelletier.

«Une émulation littéraire»

Dantin et DesRochers ne se confinent pas à leur rôle de mentor et de disciple. Dantin, qui a lui-même publié des centaines de textes de critique, finit par soumettre à son tour des poèmes à DesRochers. «Alfred DesRochers influence aussi beaucoup la vie de Dantin. Par exemple, Dantin écrit un poème, mais ne veut pas le publier, car il le juge trop "osé" pour l’époque. DesRochers publie et imprime ce poème, Chanson javanaise, à une cinquantaine d’exemplaires sur les presses de La Tribune, pour que Dantin le distribue à des amis. C’est dans ce sens-là qu’il y a une émulation littéraire», raconte Pierre Hébert.


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