Aller au contenu

La communauté stratégique comme levier de changement

Une organisation humaine des soins de santé

Madeleine Audet et Mario Roy, de la Faculté d’administration, démontrent que le vent peut tourner pour le système de santé du Québec.

Madeleine Audet et Mario Roy, de la Faculté d’administration, démontrent que le vent peut tourner pour le système de santé du Québec.


Photo : Michel Caron

Malgré de récentes améliorations, le système de santé québécois est un des moins performants en occident. Pourtant, des expériences menées en Estrie prouvent qu’il est possible d’organiser le travail du personnel pour répondre aux besoins d’un plus grand nombre de patients.

Si la tendance démographique se maintient, le Québec sera, en 2040, l’une des sociétés les plus vieilles en occident. Ajoutons à cela la pénurie de main-d’œuvre spécialisée et la surcharge actuelle du système de santé et on obtient les ingrédients principaux d’une crise sociétale. «On ne pourra plus assurer les services de santé à un niveau adéquat si on ne change pas nos façons de faire», affirme Mario Roy, directeur de la Chaire d’études en organisation du travail de l’UdeS.

Des travaux menés par le chercheur et sa collègue Madeleine Audet, de la Faculté d’administration, montrent que le vent peut tourner. En 2007, trois établissements de santé de l’Estrie ont fait appel à l’équipe de la Chaire pour revoir l’organisation du travail (le Centre de santé et de services sociaux – Institut universitaire de gériatrie de Sherbrooke (CSSS-IUGS), le CSSS du Granit et le Centre hospitalier universitaire de Sherbrooke). Les besoins concernaient des secteurs d’activité dédiés à des clientèles vulnérables – les patients atteints de cancer notamment – et pour lesquels des améliorations de service étaient souhaitées. Le partenariat ainsi formé a entraîné l’expérimentation de l’approche de communauté stratégique.

«On a vu débloquer des situations qui, aux yeux des acteurs impliqués, semblaient insolubles», dit Mario Roy, spécialiste du changement organisationnel. Aujourd’hui, les changements instaurés par les trois communautés stratégiques mises en place sont toujours fonctionnels, et de nouvelles communautés stratégiques voient le jour.

La communauté stratégique : penser et organiser autrement

«Notre système de santé est très cohérent d’un point de vue institutionnel, admet le professeur Roy. Chacun des établissements de santé a un rôle clair, complémentaire à celui des autres (hôpitaux, CLSC, cliniques, etc.). Mais nous ne travaillons pas en réseau au niveau opérationnel; les personnes qui soignent et offrent les services fonctionnent plutôt en silos. Trop souvent, ceux qui offrent les services n’ont pas de véritables relations entre eux.» Or, c’est précisément sur cet aspect que la communauté stratégique intervient.

Marie-Josée Massé est conseillère facilitatrice aux communautés stratégiques.
Marie-Josée Massé est conseillère facilitatrice aux communautés stratégiques.
Photo : fournie

Inspirée d’une expérience menée au Japon au début des années 2000, la communauté stratégique est une structure temporaire de collaboration entre les intervenants des différentes organisations partenaires réunis autour d’une même clientèle. Elle est composée, selon les besoins, d’infirmières, de techniciens, de médecins spécialistes, de médecins de famille, de représentants d’organismes communautaires ainsi que de cadres de premier niveau. La mission du groupe est de générer des idées nouvelles, de les mettre en pratique et de les évaluer. La communauté reçoit aussi l’appui d’une conseillère facilitatrice qui, entre les rencontres, aide à mettre en place les changements souhaités.

Agir par le bas de la pyramide

«Le plus difficile, c’est d’amorcer l’action, insiste Mario Roy. Déjà, toutes sortes d’embûches administratives empêchent les travailleurs de la santé de passer à l’action.» Il cite en exemple le récent rapport du Vérificateur général sur les services à domicile, qui indique qu’au maximum, 31 % du temps de travail des professionnels est dédié aux bénéficiaires. La majeure partie de leur temps est donc consacrée à une foule d’obligations bureaucratiques. «Une véritable catastrophe pour notre système», dit-il.

Or, qui sont les travailleurs les mieux placés pour savoir ce qui doit être fait? «Ce ne sont pas les cadres supérieurs qui voient au fonctionnement de l’ensemble, signale le chercheur, mais ceux qui gèrent les activités au quotidien et qui offrent les soins, les services, ceux qui sont en contact avec la clientèle ciblée : les infirmières, les médecins, les travailleurs sociaux, etc.» Dans un secteur habitué à être gouverné du haut vers le bas de la pyramide, par le biais de décrets, de règlements, de directives et de normes de toutes sortes, l’approche de la communauté stratégique apparaît comme contre-culturelle. C’est pourtant ce qui fait son efficacité.

Trois expériences révélatrices

Implantée en 2007, la première communauté stratégique a révélé un nombre important de dédoublements d’activités et d’incongruités vécues par les patients vivant avec un cancer. Ceux-ci sont régulièrement soumis à des allers-retours entre différents points de services, et les risques qu’ils tombent entre deux chaises sont élevés. Ces incongruités sont dues au fait, notamment, que les intervenants des différents établissements ne se connaissent pas.

«Le système de santé a connu tellement de changements administratifs au cours des dernières années que les partenaires ne se connaissent pas dans leur réalité de 2013, mentionne Marie-Josée Massé, conseillère facilitatrice aux communautés stratégiques. Une partie de mon rôle est de traduire les réalités et les rôles de chacun.»

La démarche vise à créer un esprit de groupe, à rétablir la confiance entre les travailleurs des établissements partenaires qui ont pu être échaudés par des collaborations antérieures perçues comme difficiles. Les intervenants apprennent à se connaître et à collaborer ensemble en réglant les problèmes importants, ce qui conduit à des améliorations effectives en très peu de temps.

Cette expérience a permis d’instaurer des équipes de soins stables dédiées à la clientèle vivant avec un cancer. Une clientèle définie par des besoins complexes, variables dans le temps, auxquels les procédures standardisées peuvent difficilement répondre. Ces équipes stables, multidisciplinaires et complémentaires, assurent aux patients une diversité de soins qui répond à la complexité de leurs besoins. L’existence de ces équipes a même pavé la voie à de nouveaux projets d’amélioration des services, qui ont été l’objet de la deuxième communauté en oncologie (CSSS-IUGS, CHUS et CSSS du Granit). Après deux ans, les résultats ont été si positifs que les établissements partenaires ont réitéré l’exercice une troisième fois, auprès d’une autre clientèle vulnérable, soit les personnes vivant avec un problème de santé mentale (CSSS-IUGS, CHUS et CSSS du Val-Saint-François).

Des résultats qui portent à réfléchir

En assurant la stabilité de l’équipe de soins, la communauté stratégique rétablit la confiance avec le patient mais aussi entre les travailleurs impliqués. Selon les données recueillies par ces expérimentations, le climat de travail s’en trouve amélioré et l’absentéisme au travail diminue.

«Ceux qui ont vécu l’expérience ne veulent pas revenir en arrière!, indique la conseillère Marie-Josée Massé. Les professionnels perçoivent que leur charge de travail est beaucoup moins lourde.» Le professeur Mario Roy abonde dans le même sens. «Partager une même problématique et travailler simultanément pour modifier les choses met une pression positive sur les membres de la communauté, qui deviennent des agents de changement», dit-il.

Bien que lourdes à instaurer, ces expériences se sont avérées de francs succès. Des dirigeants du milieu en Estrie ont donné le feu vert, en 2011, à un groupe de travail inspiré de l’approche et dédié aux services aux enfants suspectés de troubles envahissants du développement. Puis, en avril 2012, un autre projet a vu le jour pour les personnes atteintes de déficience physique sur le territoire de Sherbrooke, à l’initiative du CSSS-IUGS. Profondément convaincue des bienfaits de la communauté stratégique, Marie-Josée Massé espère que ces initiatives nouvelles seront maintenues de façon permanente et que d’autres services de santé pourront en bénéficier. «Mais il faut être en mesure de soutenir concrètement ces pratiques collaboratives», rappelle-t-elle.