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Géopolitique

Dilemmes meurtriers en Afghanistan

Sami Aoun, Professeur de science politique

Dans cette guerre asymétrique, la formation d'un État moderne souffre du déficit de légitimité du gouvernement de Kaboul. La mission de l'OTAN a été perturbée par une stratégie américaine hésitante ainsi que par ses divergences internes. L'Afghanistan est-il condamné à être un lieu de rivalités interethniques, où s'entrechoquent obscurantisme, modernisme et convoitises régionales, notamment de la part du Pakistan et de l'Inde? Serait-elle réalisable grâce à plus d'engagement, surtout celui annoncé par le président Barack Obama (au risque de voir réapparaître le spectre de la vietnamisation), ou au retrait précipité qui confirmerait ainsi l'éclipse stratégique de l'Occident?

Le bourbier afghan fait en sorte que les talibans perturbent les projets de modernisation et de développement. Leurs actions pèsent lourd en ce qui concerne le choix du président américain. Sa décision a été de s'engager plus pour échapper au piège au plus vite! Faut-il bâtir des ponts de dialogue avec certains des chefs afghans, en leur faisant miroiter des gains au pouvoir central, ou combattre les autres radicaux irréductibles œuvrant sous la coupe d'Al-Qaïda?

Les talibans font-ils partie d'un mouvement de libération?

Les talibans dominent largement le territoire pachtoune, sans toutefois bénéficier de la sympathie des autres ethnies, particulièrement les Tadjiks et les Ouzbeks. En caricaturant le président Hamid Karzaï comme la double marionnette des autres ethnies afghanes et de l'Occident, ses détracteurs (particulièrement les services de renseignement du Pakistan) poursuivent sans relâche leurs tentatives pour le déstabiliser. De plus, le retour en force des talibans révèle la faiblesse et le manque de discipline de l'armée centrale du pays et des forces policières. Ces facteurs aggravants bloquent le retour à la normalité.

Le Pakistan : premier artisan du malheur afghan

L'Afghanistan pâtit, depuis une certaine période, de la crise existentielle de son voisin pakistanais. Ce pouvoir pakistanais est en perdition et risque littéralement d'imploser. Certains talibans pakistanais et afghans, et autres islamistes parmi les pachtounes, qui sont la propre création du Pakistan, ont retourné leurs armes contre le pouvoir pakistanais, avec l'appui en particulier d'Al-Qaïda. Le Pakistan a déjà instrumentalisé les membres sympatisants d'Al-Qaïda dans sa lutte historique contre le géant indien pour l'obtention du Cachemire. Ce conflit entre pouvoir pakistanais et certains islamistes aggrave donc les risques d'effondrement de la seule puissance musulmane nucléaire. Les talibans-pachtounes mènent à la fois une lutte contre les deux pouvoirs pakistanais
et afghan. La coopération entre les deux pouvoirs pour mener une chaude lutte contre les talibans et leurs alliés reste déficiente. Du côté pakistanais, on craint l'influence montante de l'Inde en Afghanistan et son effet d'encerclement.

L'OTAN : les risques de la guerre d'usure

Pour l'OTAN, la victoire des talibans serait une victoire assurée pour Al-Qaïda. L'éventualité que des factions de talibans hébergent à nouveau des terroristes du 11 septembre constituerait une défaite pour l'OTAN; sauf si l'on considère, cela étant une erreur, que la guerre est seulement celle des Américains. Voilà qui explique pourquoi il subsiste une confusion entre l'application des plans d'une guerre antirébellion nationale et celle d'une guerre antiterroriste mondiale. Cela explique aussi pourquoi Obama a pleinement raison de craindre le piège afghan. La crainte est que l'enlisement de l'armée américaine en Afghanistan soit un objectif souhaité par les puissances rivales que sont la Chine, la Russie et l'Iran. L'option du désengagement graduel, pouvant créer une situation de discorde pour les Afghans, mais déchargeant les Américains d'une guerre perdue d'avance, a fait son chemin à la Maison-Blanche. Mais d'autres voix américaines ont en fin de compte réussi à imposer leur vue sur les retombées désastreuses d'un désengagement qui serait interprété comme une véritable annonce anticipée de la défaite.

L'avenir en suspens

L'avenir de l'Afghanistan, pays-carrefour aux croisées des chemins des empires, reste donc tributaire du résultat de la guerre en cours entre le pourvoir pakistanais et ses rivaux talibans. De plus, la stabilité de l'Afghanistan dépendrait de l'amélioration souhaitée des relations entre le Pakistan et l'Inde; et, surtout, de la capacité de l'OTAN à créer un État de droit et un pouvoir représentatif des différentes ethnies, qui seraient légitimes aux yeux de la communauté internationale. En d'autres mots, un consensus régional entre les puissances engagées dans cette guerre de procuration serait un incontournable pour la paix afghane. Dans le cas contraire, l'Afghanistan restera un champ de bataille fratricide à l'instar d'un chantier de reconstruction de l'État moderne.