Michel DuBois est juge au tribunal de la jeunesse. Chaque jour défilent devant lui la misère humaine et ses grands éclopés. Conscient que la meilleure solution lui échappera toujours et que trop souvent ses décisions ne sont pas respectées, il garde espoir en misant sur l'intérêt de l'enfant. Sa propre famille constitue son havre de paix, la bouée qui l'empêche de chavirer.

Pour les enfants battus ou abusés

Michel DuBois fait tout sauf juger

par Pierre-Yvon Bégin

Juge à la Chambre de la jeunesse de la Cour du Québec, la salle d'urgence de la justice, Michel DuBois carbure toujours à la passion. Les journées et les semaines ne sont jamais assez longues pour cet homme qui tente de soustraire les enfants à la monstruosité humaine. Conscient que la meilleure solution pour les enfants maltraités ou abusés lui échappera toujours, ce Salomon des temps modernes se jette chaque jour à l'eau.

D'entrée de jeu, Michel DuBois prévient qu'il refuse toute comparaison avec sa réputée collègue Andrée Ruffo. Pourtant, il est tout aussi critique envers l'État. S'il adore son travail comme au premier jour, ses remarques sont lapidaires.

« Au Québec, affirme-t-il avec vigueur, nous sommes arrivés à un déficit de réflexion avec le déficit zéro. On a l'air de quoi dans les tribunaux? J'ordonne une série de mesures dans l'intérêt d'un jeune et mes ordonnances ne sont pas suivies. Il ne s'agit pas de mauvaise volonté chez les intervenants jeunesse. Ils font de leur mieux avec ce qu'ils ont. »

« Les familles d'accueil, ajoute-t-il, sont exploitées comme un citron pressé. Le personnel de la direction de la protection de la jeunesse a la langue à terre, il est à bout de souffle. Il faut investir massivement pour l'enfance, car la jeunesse c'est l'avenir de notre société. Il n'est quand même pas question de sauver de l'argent sur la tête des enfants. »

Et vlan! L'homme interpelle autant l'État que la société tout entière. Il souhaite la tenue d'un débat de société sur les ressources à attribuer à la protection de la jeunesse. Il rêve aussi d'un seul tribunal pour la famille, comme le suggérait l'un de ses mentors, le juge Albert Gobeil, dans un mémoire publié en 1972. Depuis, tout espoir de réforme a été asphyxié dans les éternelles querelles entre Ottawa et Québec. Pendant ce temps, constate-t-il avec impuissance, il voit les parents s'entre-déchirer en profitant du dédoublement de la justice.

Un seul tribunal pour la famille permettrait peut-être d'éviter qu'un enfant de trois ans, comme il a vu récemment, se retrouve pour la neuvième fois devant la cour supérieure, chambre de la famille. Et le couple n'a jamais vécu ensemble!

« Les gens qui n'ont jamais mis les pieds en Chambre de la jeunesse, dit-il, ne peuvent se douter de l'ampleur de la misère humaine. Si on abordait ces situations dans les téléromans, je suis sûr que les téléspectateurs décrocheraient, en disant que ce n'est pas crédible, que c'est trop exagéré. La réalité dépasse toujours la fiction, en pire! »

Son refuge, la famille

Question de ne pas chavirer, Michel DuBois se tourne d'abord vers ce qu'il a de plus précieux au monde, son épouse et ses trois enfants. S'il se définit comme un bourreau de travail, les siens demeurent sa principale raison de vivre.

« Là, avoue-t-il, je suis père de trois enfants et je multiplie les occasions d'être avec eux. Plus qu'une valeur profonde chez moi, c'est là que je trouve mon point d'équilibre. On ne peut faire un travail comme je le fais, sans des proches, des loisirs sains, des marches en nature, la chasse ou la pêche. »

Originaire de Saint-Hyacinthe, cet aîné de cinq enfants d'une famille modeste, tout comme son épouse d'ailleurs, n'a pas eu la vie facile. Il commence à travailler jeune, passant de la cuisson des frites aux emplois d'été à Toronto pour apprendre l'anglais. Il est pourtant certain d'y avoir puisé les bonnes valeurs.

S'il obtient son diplôme de l'Université de Sherbrooke en 1975, Michel DuBois ne pratiquera pas immédiatement. Avec son épouse, il se dirige plutôt vers l'Algérie pour le Service universitaire canadien outre-mer (SUCO), question de « faire quelque chose de spécial de nos 20 ans ». De retour au pays un an plus tard, Michel DuBois s'associe à un bureau d'avocats dans l'est de Montréal.

Il vivra l'entrée en vigueur de la Loi sur la protection de la jeunesse en 1979 en mettant sur pied le contentieux du Centre des services sociaux du Bas-Saint-Laurent, à Rimouski. Il accepte un poste identique à Sherbrooke quelques années plus tard et en profite pour obtenir une maîtrise en droit de la santé et des services sociaux en 1990. Des problèmes de santé mettront pratiquement fin à ses aspirations.

« Je suis un miracle sur deux pattes, relate-t-il. Du jour au lendemain, je me suis retrouvé paralysé en 89. Plus que tout, j'ai réalisé à travers tout ça combien je suis aimé. Je suis chanceux, car bien des femmes m'auraient flushé. J'ai un rituel sacré pour la famille. J'ai pris la résolution qu'avant les autres, je vais m'occuper des miens. »

Être juge, un privilège

Toujours la famille, à servir bien sûr, mais aussi comme bouée de sauvetage, un phare dans la nuit sur lequel guider son navire. Michel DuBois devient juge à la cour du Québec le 4 décembre 1991 et fait la navette entre Sherbrooke et Drummondville.

Michel DuBois conserve le feu sacré et avant le prestige, il considère qu'être juge constitue un privilège. Un juge est un témoin particulier de ses concitoyens qui livrent leurs problèmes en espérant obtenir justice.

« J'adore ça comme au premier jour, confesse-t-il. Je sais pourtant qu'il m'est impossible de déterminer la meilleure solution pour les enfants qui se présentent devant moi. Je peux juste choisir la moins préjudiciable. La meilleure solution supposerait que je sois un magicien dans un monde virtuel où j'aurais tous les pouvoirs. »

Courage ? Certes, et à double dose. Il est bien conscient qu'être juge se situe à l'opposé des concours de popularité. La principale qualité du magistrat relève du courage de décider et d'appliquer ses décisions. Il lui serait si facile de seulement faire plaisir.

Combien il serait facile aussi d'abdiquer, de perdre espoir. Dans une société éclatée, en changement constant, les repères sûrs sont rares. Même le modèle de la famille d'accueil composée d'une mère et d'un père est une espèce quasi en voie de disparition.

« Récemment, raconte-t-il, un enfant de sept ans témoignait devant moi. Il avait deux pères, deux mères et quatre jeux de grands-parents. Je lui ai demandé qui s'occupait de lui. Un grand voile est descendu devant ses yeux. Mais enfin, les enfants ne sont pas là juste pour combler les carences des parents. Être père ou mère, ça se mérite ! »

Un chapitre à écrire

Michel DuBois en ajoute. Il refuse carrément la fatalité, cet engrenage du mauvais sort qui semble parfois déterminer toute une vie, parce que, dit-il, « même si des enfants se retrouvent devant le tribunal, la vie demeure un chapitre à écrire ».

Du même souffle, il avoue ses frustrations et ses inquiétudes. Il s'inquiète quand un jeune de seize ans demande à être transféré au tribunal des adultes, sachant que les obligations y seront moindres. « Emprisonner un adulte, admet-il, c'est devenu une course à obstacles ».

À lui seul, le droit ne peut apporter toutes les réponses. Michel DuBois ose parler de responsabilités. Comme un funambule sans filet, il aime prendre des risques et s'adresser directement aux enfants. Il fait sienne cette phrase de Saint-Exupéry : Les enfants seuls savent ce qu'ils veulent.

« Quand un jeune témoigne, affirme-t-il, il est déchiré, car il aime ses parents. Il veut juste être tenu à l'écart, grandir en paix et en harmonie. Je leur parle des vraies affaires, que personne ne peut vivre à leur place. Il faut être exigeant avec les enfants, mais leur dire aussi que l'amour existe. Ce n'est pas nostalgique tout ça. Il n'y a pas une journée où je ne mouille pas ma chemise. Des rubber stamps, il n'y a pas de place pour ça ici ! »

Michel DuBois prend aussi plaisir à rêver, « à garder la tête dans les nuages ». Il rêve d'une justice accessible à tous, pas juste pour les riches qui peuvent se payer de bons avocats ou ceux qui bénéficient de l'aide juridique. Même si la Chambre de la jeunesse demeure le seul tribunal en expansion, où les causes sont plus nombreuses, plus complexes et plus longues, il rêve aussi du jour où il sera en chômage.

« C'est le seul tribunal, conclut-il, où on retrouve quatre ou cinq parties différentes et où tout le monde dit parler pour l'intérêt de l'enfant. Je rêve du jour où je manquerai de travail, où il n'y aura plus d'enfants abusés, négligés, maltraités ou abandonnés. Je ne verrai pas ça de mon vivant. »