SOMMITÉS

Quand le premier numéro de SOMMETS a été lancé, Charles Sirois venait d'accéder à la présidence de BCE Mobile, une entreprise de téléphonie cellulaire dont il partageait la propriété avec Bell. Depuis, le paysage des télécommunications s'est beaucoup modifié, et Charles Sirois a su s'adapter et adapter le holding privé qu'il dirige, Télésystème, à ce monde en perpétuel changement.

par Bruno Levesque

Charles Sirois
Bâtisseur de réseaux

Il y a dix ans, personne ou presque ne parlait d'Internet, les téléavertisseurs étaient à toutes fins utiles l'apanage des médecins, avocats et gens d'affaires, les propriétaires de téléphones cellulaires étaient rarissimes et Bell avait le monopole d'à peu près toutes les communications téléphoniques au Canada. Dix ans plus tard, le monde des télécommunications a changé du tout au tout. On parle aujourd'hui d'un marché où la concurrence est féroce. Internet est partout, la téléphonie numérique se démocratise à grande vitesse et, bientôt, les émissions de télé, les conversations téléphoniques et les communications informatiques circuleront par la même voie.

Même s'il avoue être " demeuré accroché au fortran ", un langage informatique depuis longtemps tombé en désuétude, Charles Sirois semble tout à fait à l'aise dans ce monde à haute teneur technique où les puces et les satellites côtoient la fibre optique et les algorithmes mathématiques. Au cours des dix dernières années, il a été à l'avant-scène du monde canadien des télécommunications. Téléglobe, ses satellites et ses fibres optiques sous l'Atlantique, c'est lui ! Microcell et son téléphone Fido, c'est lui ! Look, un nouveau système de télédistribution sans fil, c'est lui ! Le commanditaire de l'écurie de Jacques Villeneuve en Formule 1, c'est encore lui !

Comment Charles Sirois arrive-t-il à se maintenir au sommet dans un domaine si complexe et si compétitif ? En essayant de comprendre la nature humaine et en tissant des réseaux. Non seulement des réseaux de télécommunications, mais aussi des réseaux d'affaires et des réseaux humains. Charles Sirois cultive l'art de s'associer aux meilleures entreprises, l'habileté de s'entourer des personnes les plus compétentes et de leur confier les mandats qui leur conviennent. " En affaires, explique le PDG de Télésystème, le facteur humain compte pour 90 p. 100 et la technique pour seulement 10 p. 100. "

Le virage entrepreneurial
À l'époque où il étudiait à l'Université de Sherbrooke, entre 1973 et 1975, Charles Sirois ne jurait que par les mathématiques et la finance. " Les cours de management me laissaient plutôt froid, se souvient-il. Je sais bien aujourd'hui que j'aurais dû m'y intéresser davantage, mais je n'en voyais pas l'utilité à l'époque. En fait, je n'avais aucune envie de diriger une entreprise quand j'ai commencé mes études. Ce qui m'intéressait le plus, c'était de comprendre la mécanique des marchés. "

Cette passion pour la finance conduit Charles Sirois à s'inscrire à la maîtrise à l'Université Laval, réputée pour offrir le cours " le plus théorique qui soit". Là, une grève l'amène à travailler pour Setelco, une petite entreprise comptant huit employés que son père possède à Chicoutimi. Le jeune homme s'intéresse d'abord au fonctionnement général de la compagnie et ensuite à l'industrie de la télécommunication. Il s'aperçoit vite qu'il fait face à une industrie très fragmentée qui aurait tout avantage à être intégrée. " Je me suis demandé pourquoi je ne procéderais pas à cette intégration moi-même, se rappelle Charles Sirois. En 1980, j'ai demandé à mon père de me vendre Setelco, qui est devenue ma base pour acheter d'autres entreprises. "

Au cours des années qui ont suivi, Charles Sirois a procédé à l'intégration envisagée, achetant coup sur coup une vingtaine d'entreprises : Québec Électron Service, Pagebec, Distacom Telecommunications , TAS Pagette… En 1986, l'homme d'affaires s'est retrouvé à la tête de National Pagette, la plus importante entreprise de téléavertisseurs au Canada, trois fois plus grande en fait que son plus proche concurrent. "J'avais décidé de créer la plus grosse entreprise de téléavertisseurs au Canada parce qu'il y avait de grands avantages à cela, principalement du fait que mes entreprises avaient besoin de sources de liquidités très importantes, explique le diplômé en administration. Nous devions construire nos réseaux, d'où l'objectif de créer une entreprise de taille suffisante pour accéder au financement public et aux différents modes de financement bancaire."

Fier de cette réalisation - celle dont il a tiré la plus grande satisfaction personnelle, évalue-t-il aujourd'hui - Charles Sirois est néanmoins conscient qu'il est dangereux pour une entreprise d'être uniquement axée sur les téléavertisseurs. Il fusionne donc avec Bell Cellulaire en 1987 pour créer BCE Mobile, une entreprise diversifiée dans le secteur de la communication mobile, dont il prend la direction.

Deux ans plus tard, il vend ses parts de BCE Mobile et, avec seulement 8 p. 100 des actions et le concours de la Caisse de dépôt et de placement du Québec, prend la direction de Téléglobe, un immense réseau offrant des services de communications internationales. En 1999, il est toujours le PDG de cette entreprise qu'il a entièrement remodelée.

Portrait d'un empire virtuel
Il n'est pas facile de voir clair dans l'empire de Charles Sirois. Il dirige sans les posséder plusieurs entreprises dans des domaines complémentaires et sur des terrains fort variés. Il est président du conseil et chef de la direction de Télésystème, un holding privé - le plus important dans le domaine des communications au Canada - dont il est propriétaire à 70 p. 100 (avec son père et son oncle).

Télésystème possède quelque 10 p. 100 de Téléglobe, propriétaire d'un réseau de câbles et de satellites reliant plusieurs centaines de pays sur la planète. Télésystème est aussi actionnaire (environ 20 p. 100) de Telesystem International Wireless (TIW), un exploitant de réseaux sans fil offrant des services de télécommunications numériques en France, en Allemagne, au Brésil, en Chine, en Roumanie et en Inde.

Télésystème possède aussi le tiers des actions de Microcell, un fournisseur canadien de services de communications personnelles bien connu pour ses téléphones Fido, et la moitié de celles de Spectra Telecom, une entreprise offrant des services d'ingénierie dans le domaine des télécommunications. D'autres entreprises comme Telsoft, Téléglobe Entreprises Médias, Microtec et le Groupe Coscient viennent compléter ce que Charles Sirois appelle " une communauté décentralisée de petites et moyennes entreprises, libres et autonomes, qui communiquent et s'adaptent entre elles ".

La manière Sirois
Télésystème ne possède en général qu'une part minoritaire (entre 10 et 20 p. 100) des actifs des entreprises composant le réseau ou la " confédération ". Pourtant Charles Sirois y exerce une influence certaine. En plus d'y placer des personnes digne de sa confiance, il réussit à imprégner sa philosophie de gestion à la grande majorité des entreprises dont il possède des actions.

Et cette philosophie de gestion comporte certaines particularités qui peuvent à première vue étonner. Par exemple, Charles Sirois n'hésite pas à faire un partenaire dans l'une des entreprises dans laquelle il a des intérêts, d'un concurrent dans une autre. Dans Microcell, il est partenaire de Vidéotron et concurrent de Bell, même s'il est le concurrent de Vidéotron avec son nouveau Look télé. Il est aussi partenaire de Bell dans Téléglobe et lié avec Rodgers Communications, le plus important câblodistributeur canadien, dans TIW.

Charles Sirois ne voit aucun problème à un tel écheveau, tant que son objectif premier demeure le succès de l'entreprise. " Quand je suis dans des dossiers de Microcell, explique-t-il, je ne pense qu'aux succès de Microcell, pas à ceux de Télésystème. Jamais je ne place les intérêts de Télésystème devant ceux de l'entreprise dans laquelle j'ai investi. L'objectif de Télésystème est que chacune des entreprises desquelles il est actionnaire ait le plus de succès possible, même si, quelquefois, des décisions prises par une entreprise pour améliorer sa position peuvent nuire à une autre entreprise dont Télésystème est actionnaire. "

En s'associant ainsi à Charles Sirois, les dirigeants d'entreprises importantes comme Bell, Rodgers Communications, Vidéotron, etc. témoignent d'une grande confiance en l'homme d'affaires diplômé de Sherbrooke. Il faut dire que le passé de Charles Sirois, ses réussites et les rendements qu'il obtient pour les actionnaires de ses entreprises parlent pour lui. Et que l'homme d'affaires sait se faire convaincant.

Le monde des affaires a beaucoup changé au cours des 25 dernières années et la grande force de Charles Sirois aura été non pas de s'adapter, mais bien d'aller au devant de ces changements ." Autrefois, on formait les gestionnaires de compagnies dans des fonctions de contrôle, résume-t-il. Il fallait apprendre à contrôler son entreprise, comme si l'entreprise était dans un environnement stable et que les gens qui composaient cette entreprise étaient des pions sur un échiquier, Aujourd'hui, il n'est plus possible de garder les employés les plus talentueux en les contrôlant, ni de contrôler les entreprises. Il faut se faire une vision ouverte du monde et exercer des fonctions de leadership, communiquer sa vision, transmettre son enthousiasme, donner une orientation et laisser les gens s'exprimer à l'intérieur de ce cadre. "

À entendre Charles Sirois s'exprimer ainsi, on est porté à croire que le message de ses professeurs de management et de gestion des ressources humaines a sans doute davantage passé que ne l'estimait le jeune étudiant, parce que ce sont ses connaissances et ses habiletés dans ces domaines qui lui ont permis, via les satellites, de passer de la finance à l'être humain et de se retrouver à la tête d'un véritable empire virtuel.