Éthique et tique du français

par Vincent Beaulieu*

Un bon ami à moi, Français d'origine, me les casse fréquemment (les oreilles s'entend!) en me disant que la façon dont je m'exprime le fait bien rigoler. Roland, qui est établi dans l'Outaouais depuis longtemps et qui en a entendu des vertes et des pas mûres au fil des ans, me connaît bien. Il sait que j'ai la mèche courte lorsqu'on me "picosse" au sujet du français d'ici.

Par un beau samedi soir de février, au terme d'un souper particulièrement bien arrosé, voilà que Reland me rolance (c'était un bon vin!).

"Vous êtes marrants, vous, les Canadiens (il a conservé cette manie qu'ont les Européens de désigner ainsi les Québécois). Vous jouez les vierges offensées lorsque TF1 échappe en ondes un walkman ou un mountain bike; vous vous targuez même d'être des pionniers à qui la francophonie doit les termes baladeur, vélo de montagne et autre planche à roulettes, mais il ne vous vient pas à l'esprit de condamner quelqu'un qui plogue son toaster ou qui retourne ses appels. J'ai même lu dans Le Droit d'Ottawa qu'il ne fallait jamais rien tiendre pour acquis. Franchement, je crois que le français d'ici manque d'éthique."

C'est à ce moment qu'une gorgée de vin m'est passée par le nez. J'ai toussé, mouché et vu rouge.

"Où est-ce que tu t'en vas avec tes skis? Mont Rolland?" Profond silence autour de la table. (La ponctuation m'aura trahi, probablement sous l'effet de l'alcool.) "C'est toi qui me parles d'éthique, mon Roland? Toi dont la patrie s'est rendue coupable de l'un des plus grotesques affronts à la culture québécoise? N'est-ce pas la France qui a acheté les droits télévisuels de notre Lance et compte national pour ensuite le dénaturer au point d'en faire une sinistre farce? D'abord, on en a miné le titre : Cogne et gagne, que ça s'appelle chez nos cousins. Roland, puis-je me permettre de souligner à tes compatriotes peu familiers avec le hockey que ce sont les points comptés dans le but, et non pas sur la gueule, qui permettent de déterminer le gagnant d'un match?! Ensuite, on a osé postsynchroniser la série. Il ne nous est jamais venu à l'esprit de substituer la voix de Roland Chenail à celle de Gérard Depardieu sur nos écrans, alors pourquoi doubler nos comédiens? Je me demande qui a prêté sa voix à Yvan Ponton, alias Jacques Mercier... Alain Delon? Michel Piccoli? Fernandel? Bien sûr, on a aussi adapté le vocabulaire : la rondelle et le bâton sont devenus le palet et la crosse, la bande, la balustrade et le banc des punitions, la prison (où les joueurs ne restent jamais plus de deux minutes. Ouin! méchant système carcéral par chez vous, mon Roland!). Bref, la série a ni plus ni moins été victime d'un crime contre culture, la nôtre."

Mon monologue fielleux l'a sans doute ébranlé un peu, car Roland est resté bouche bée. Plutôt fier de mon coup, j'étais convaincu que je lui avais cloué le bec sur cette question d'éthique. C'était mal connaître le gars.

Tique

Le lendemain soir, les enfants sont couchés, je viens donc de recouvrer mon droit de cité - et de sitter - dans mon fauteuil inclinable. Les nouvelles s'en viennent, il est 22 h 58. C'est alors que TVA m'annonce une primeur : "Ne manquez pas, mercredi soir, le Making of... Jasmine". À peine avais-je eu le temps de me demander si j'avais bien compris, que le téléphone sonnait. C'était Roland; il était outré... et en verve. J'avoue que ses propos étaient plutôt justifiés et opportuns.

"Je t'arrête ici, Roland, car j'aimerais te signaler que ce n'est pas le Making love... de Jasmine, mais bien le Making of. Si tel était le cas, mon magnétoscope serait déjà programmé! Par contre, j'suis d'accord avec toi, Roland : c'est vrai que les Québécois sont peut-être enclins à emprunter la voie facile. Cette tendance constitue un parasite de notre langue, un tique qui en suce l'essence, comme tu dis. Quant à hier soir, c'est possible que j'y sois allé un peu fort; j'te dois des excuses... D'accord? Allez, salut Rolland. Ho! Dis-moi : Do you still of me?

- Clic!!!"

N'empêche que j'étais en maudit quand j'ai raccroché : Roland m'avait donné l'impression du gars certain d'avoir marqué le point. J'imaginais sa mine triomphale au bout du fil, et cette seule image me convainquit que ce n'était pas la bonne semaine pour arrêter de fumer, même si j'étais enfin décidé à le faire... Je sautai donc dans la voiture, et hop! chez le dépanneur.

Allez, tristes sires à TVA, répétez après moi : T-O-U-R-N-A-G-E, le tournage de Jasmine, ou, à la rigueur, l'envers du décor. Au pire, les dessous de Jasmine! C'est simple, non? Un tout petit effort de votre part, et j'étais en voie de devenir un ex-fumeur! Quand j'y pense, ça me met le feu... sauf que là, ça m'arrange, parce que j'en cherchais justement!

* Fonctionnaire au ministère des Affaires étrangeres et du commerce international du Canada, Vincent Beaulieu a tenu, au début des années 1980, une rubrique humoristique dans le journal Le Collectif : L'Anachronique. Quelque douze ans plus tard, il a accepté de revenir à ce style qui a su faire sourire les lectrices et lecteurs de l'époque.