SUR INVITATION

La famille

À bout de forces ou... retour en force?

par Johanne Archambault*

Selon plusieurs spécialistes, la famille traverse une crise. Les indices ne manquent pas pour soutenir une telle affirmation : divorces et monoparentalité à la hausse, baisse des mariages et des naissances, hausse de la violence en milieu familial, pauvreté grandissante dans certains types de familles et effritement du soutien offert par la famille élargie.

Mais cette crise n'est-elle que familiale? Nos hebdomadaires et quotidiens ne parlent-ils pas aussi de "crise de l'emploi", de "crise sociale", de "crise religieuse", et de "crise de l'éducation"? S'il y a crise, la famille est loin d'être la seule institution à la traverser.

Ne convient-il pas aussi de remettre en question le recours à l'idée même de crise qui apporte une connotation négative aux modifications survenues dans la configuration de la famille? La famille a changé, mais n'est-ce pas le propre de toute évolution? L'usage de la notion de crise ne traduit-il pas une certaine nostalgie d'un passé trop souvent idéalisé?

Bon nombre de familles actuelles ne correspondent pas au modèle de la famille nucléaire que certains historiens qualifient de modèle bourgeois de la famille. Devons-nous nous poser en juge et stipuler que ces familles sont inadéquates du simple fait qu'elles ne coïncident pas avec ce modèle? Devons-nous considérer les nouvelles formes d'organisation familiale comme les principales responsables des difficultés vécues par ses membres? Ne devrions-nous pas plutôt observer et documenter la vie actuelle de divers types de familles, afin de parfaire notre compréhension de leurs forces et de leurs limites? Ne conviendrait-il pas de parler d'une diversité familiale qui s'inscrit dans un monde social lui-même en mouvement?

Protagoniste ou simple figurante?

La famille est souvent perçue comme la victime principale de nos sociétés capitalistes modernes. Elle est envisagée comme un agent passif qui subit les contrecoups de l'évolution sociale. Ne serait-il pas plus juste de considérer la famille comme un protagoniste capable non seulement de s'adapter aux transformations sociales, mais d'y participer activement?

Une telle distinction n'est pas une simple affaire de langage. De plus en plus, on constate que l'état s'est substitué à la famille dans divers secteurs d'activités, au lieu d'offrir des ressources complémentaires à celles de la famille. La remise en question actuelle de l'État-providence conduit non seulement à repenser les rapports entre les dispensateurs de services publics et la famille, mais aussi à placer la famille au coeur des changements, notamment dans les services sociaux et de santé. Une redistribution des rôles exige cependant que l'on mise sur les forces et le potentiel des familles.

Un tel objectif apparaît toutefois difficile à atteindre, si l'accent est mis sur les insuffisances des milieux familiaux et si les populations identifiées comme étant à risque sont les seules examinées. Entendons-nous, il ne s'agit pas de nier les difficultés vécues dans certains milieux ni l'intérêt des travaux portant sur ceux-ci, mais de proposer d'élargir le champ de vision afin de regarder comment des familles provenant de milieux physiques et socioéconomiques divers et vivant au sein de formes d'organisation familiale différentes développent des stratégies pour vivre leur quotidien et leurs moments de crise. Bref, il s'agit de redécouvrir les forces des familles trop souvent oubliées au profit de leurs limites.

Scènes de la vie familiale

La famille est le plus souvent étudiée à travers le prisme de la recherche scientifique. Elle est observée et évaluée par des observateurs externes qui produisent des portraits objectifs des familles. Mais la famille ne constitue-t-elle pas un milieu de vie où les valeurs et l'émotivité sont à l'avant-scène? Dans ce cas, n'est-il pas nécessaire de prendre en considération la dimension subjective de ce phénomène?

Il apparaît nécessaire de chercher à comprendre de quelle façon les familles se perçoivent elles-mêmes. Chaque famille possède une culture, une identité, une histoire et des expériences de vie qui colorent et alimentent ses façons de faire et de penser. Une meilleure compréhension de la réalité familiale, telle que vue par les familles, pourrait contribuer à l'enrichissement des modèles professionnels d'analyse actuellement en usage.

Il serait également pertinent de jeter un oeil sur les différences qui existent entre les divers membres de la famille. Les femmes et les hommes, les adultes et les enfants peuvent tracer des portraits différents de la famille et afficher des degrés de satisfaction différents face à leur environnement familial. Ces différences renvoient entre autres à des réalités quotidiennes, des positions stratégiques et des rôles sociaux distincts. Une vision de la famille comme une entité sociale particulière ne doit pas conduire à la négation des particularismes individuels, mais doit saisir leur expression en son sein.

Un regard neuf sur la famille

Les connaissances sur la vie des familles québécoises sont encore partielles. Des données statistiques sont disponibles, qui fournissent un portrait de l'évolution des formes d'organisation familiale dans notre société. Bon nombre d'enquêtes révèlent les perceptions et le degré de satisfaction face à l'environnement familial. Il existe aussi des informations sur divers problèmes vécus par les tout-petits, les jeunes, les hommes et les femmes : violence, délinquance, toxicomanie, décrochage scolaire, idées suicidaires, problèmes de développement ou de comportement chez les enfants...

Ces informations ont permis de découvrir des aspects significatifs des réalités familiales et d'orienter les interventions professionnelles. Mais elles fournissent une image quelque peu fragmentée de la réalité familiale. Aussi serait-il pertinent de réaliser, avec l'aide des familles elles-mêmes, des portraits d'ensemble de la vie familiale en diverses circonstances et dans ses multiples sphères d'activités (travail, loisirs, éducation, etc.). Ce regard des familles sur la vie familiale pourrait contribuer à mieux saisir les tenants et les aboutissants de l'état de santé et de bien-être de la famille et de ses membres.

Mais pourquoi adopter un regard neuf sur la famille? Pour faire avancer les connaissances, bien sûr. Mais il y a plus. Toute amélioration de la situation actuelle des familles nécessite une transformation en profondeur de l'ensemble des structures sociales et surtout, une lutte soutenue à la pauvreté, mère de tous les vices. Quoiqu'une telle transformation structurelle apparaît nécessaire, elle ne pourra s'opérer qu'à long terme.

D'ici là, les travaux d'une équipe de recherche regroupant des intervenantes et intervenants des Centres locaux de services communautaires (CLSC) de l'Estrie et des chercheuses et chercheurs de l'Université de Sherbrooke pourraient contribuer au développement de nouveaux outils d'analyse des réalités familiales, compatibles avec le rôle actif que l'on désire faire jouer aux familles dans l'intervention. L'équipe de recherche, récemment baptisée Arrimages, a comme objectif ultime de contribuer au développement d'outils aptes à enrichir les pratiques de l'intervention de première ligne dans le secteur de l'enfance, de la famille et de la jeunesse.

Jusqu'à tout récemment, la collaboration instaurée entre les CLSC et les chercheuses et chercheurs universitaires s'est souvent limitée à une division du travail. Les uns s'affairaient à produire de nouvelles connaissances théoriques sur les réalités familiales, tandis que les autres s'inspiraient de ces connaissances pour mettre en oeuvre des modes d'intervention auprès de leur clientèle.

L'inadéquation, maintes fois soulevée, de certains résultats de recherche en regard des besoins spécifiques de l'intervention a eu des échos chez certains organismes subventionnant la recherche. Ainsi, le Conseil québécois pour la recherche sociale (CQRS) a décidé de mettre sur pied un programme de financement d'équipes de recherche fondées sur un partenariat actif entre les milieux de recherche et les milieux d'intervention. C'est dans le cadre d'un tel programme que l'équipe Arrimages a obtenu une subvention de programmation de recherche. Cette équipe régionale, interinstitutionnelle et multidisciplinaire, prend appui sur des besoins de recherche identifiés dans les huit CLSC de l'Estrie. Les intervenantes et intervenants, désireux d'axer davantage leurs pratiques sur une mobilisation du potentiel des familles, s'interrogent sur l'impact de leurs interventions et les outils à développer pour les enrichir.

Dans cette perspective, l'équipe Arrimages souhaite apporter sa contribution en amassant des données empiriques sur les réalités familiales en Estrie, en prenant appui sur un regard renouvelé de la famille dont les contours ont été rapidement esquissés dans les lignes précédentes. Vouloir contribuer au développement d'une nouvelle articulation entre pratiques familiales et pratiques professionnelles exige une connaissance pointue de la famille et des réalités professionnelles actuelles. Plusieurs questions se posent alors. Comment les professionnels en CLSC perçoivent-ils les familles? Quelle lecture font-ils des situations familiales? Comment une telle lecture est-elle mise à contribution dans leur intervention? Quels sont les mécanismes de transformation de cette lecture? Quels sont les modèles utilisés ou développés pour miser sur les forces des familles?

L'examen des divers modèles d'analyse de la famille utilisés par les groupes professionnels oeuvrant en CLSC pourrait permettre d'oeuvrer au développement d'une vision davantage commune qui miserait sur le savoir et le savoir-faire de chaque discipline. Il s'agit de chercher de nouveaux outils théoriques et pratiques aptes à favoriser une utilisation optimale des ressources familiales et professionnelles.

Sociologue spécialisée dans le domaine de la santé, Johanne Archambault est chercheuse au sein de l'équipe Arrimages. Constitué de plusieurs professeures et professeurs des départements de Service social, de Médecine familiale, de Sciences infirmières et d'Enseignement au préscolaire et au primaire, ce groupe de recherche compte aussi sur la participation de professionnelles et professionnels oeuvrant dans les CLSC de la région estrienne. L'équipe Arrimages est dirigée conjointement par Jacques Alary, directeur du Département de service social, et Denis Lalumière, un diplômé en psychologie maintenant directeur général au CLSC Gaston-Lessard de Sherbrooke.