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Les tyrans des calories

Sur ce menu figure « l’eintopf », un ragoût typiquement allemand dans lequel on mélange les restes de nourriture.
Sur ce menu figure « l’eintopf », un ragoût typiquement allemand dans lequel on mélange les restes de nourriture.

Imaginez si le gouvernement comptait vos calories… Scénario farfelu? C’est pourtant ce qui est arrivé en Allemagne nazie. Ce régime totalitaire contrôlait littéralement toutes les sphères de la vie : de la liberté d’expression à la liberté culinaire.

«Le gouvernement nazi décidait combien de nourriture les Allemands avaient le droit de manger et ce qu’ils pouvaient manger. Non seulement ils contrôlaient la quantité et la qualité de la nourriture, ils voulaient aussi contrôler ce que les gens pensaient à propos de la nourriture», explique Tristan Landry, professeur au Département d’histoire et spécialiste de l’histoire de l’alimentation.

Pourquoi cette fixation autour de la nourriture? «Les nazis ont construit tout leur appareil de propagande autour d’une promesse que les Allemands n’auraient plus jamais faim», souligne le professeur Landry. Pendant la Première Guerre mondiale, les Allemands ont été victimes d’un blocus qui a stoppé leur ravitaillement extérieur durant plusieurs années. Comme ils étaient dépendants de la nourriture importée de Hollande ou encore de Russie, plusieurs centaines de milliers d’Allemands sont morts de faim durant la Première Guerre. Un véritable «traumatisme alimentaire», selon Tristan Landry. « Goulash quelque peu flétri », « Viande avec quelques asticots », « Gâteau de guerre sans gras, sans beurre, sans lait, sans sucre », annonçait-on dans les journaux allemands de l’époque.

Pour compter les calories, les fonctionnaires nazis utilisaient la formule suivante : le nombre de personnes à nourrir multiplié par leur niveau de vie. D’une logique insensible, ce calcul déterminait l’espace agricole requis pour toute la population. Ainsi, un mineur, considéré comme un travailleur lourd, pouvait bénéficier de 3500 calories. Pour un col blanc, la ration pouvait diminuer à 2500 calories et ainsi de suite…

«À un certain moment, on ne peut plus baisser les calories. Le seul facteur qui reste à manipuler est le nombre d’individus. Automatiquement, le sol peut nourrir davantage les individus qui restent et leur fournir un niveau de vie adéquat», indique Tristan Landry.


S’imaginant qu’ils manquaient de ressources pour nourrir toute la population, les nazis sustentaient d’abord les Allemands. «Dans leur idéologie raciale, les Allemands sont en haut de la pyramide. Tout au bas, il y a les Juifs. Et un peu plus haut que les Juifs, les soldats soviétiques», rappelle le professeur.

L’alimentation comme mode de vie

Cette affiche de propagande nazie fait la promotion de l’eintopf.

Cette affiche de propagande nazie fait la promotion de l’eintopf.

Cette relation avec l’alimentation a eu des répercussions dans toute l’Allemagne nazie : économie, politique, droit, tourisme…  «L’alimentation n’est pas juste ce qu’on mange. C’est aussi une façon de comprendre et d’interpréter les choses qui nous entourent», souligne le professeur Landry.

Après le traumatisme du blocus, le parti nazi visait l’autarcie. Pour eux, les Allemands devaient entretenir une relation «raciale» – voire quasi mystique – avec leur sol. D’où l’importance de manger exclusivement la nourriture allemande traditionnelle, extraite du sol allemand. «Cette idéologie est paradoxalement devenue une façon de justifier l’invasion d’autres pays pour augmenter la superficie du sol cultivable», fait-il remarquer.

Sur le plan juridique, des lois régissaient l’apparence et le menu des restaurants. Par exemple, les établissements situés en campagne n’avaient pas le droit d’arborer des enseignes publicitaires. Seul le nom du restaurant, écrit en lettres gothiques, était permis. Les restaurants devaient «avoir l’air allemand, servir de la nourriture allemande et faire jouer de la musique traditionnelle allemande», indique le professeur. Adolf Hitler a même fait retirer tous les mots étrangers des menus.

En tant qu’historien, Tristan Landry s’inquiète du fait que la froide rationalité des nazis serait peut-être le reflet du pragmatisme de la société occidentale poussé à l’extrême. «On a atteint 7 milliards d’êtres humains sur la Terre et on prévoit être 9 milliards en 2050, la question se pose. Comment va-t-on nourrir tout ce monde-là? C’est pourquoi il est important de revenir sur le passé totalitaire et de ne pas simplement dire que c’était de la folie ou de l’idiotie, mais d’en comprendre l’origine pour éviter que cela se reproduise», soutient-il.