Liaison, 6 juillet 2000

Conférence d'ouverture du Congrès de l'AMSE
Les universités à l'ère de la performance

 

SOPHIE VINCENT

Lors de la conférence d'ouverture du Congrès de l'Association mondiale des sciences de l'éducation à l'Hôtel Delta, le professeur Yves Lenoir a prononcé une communication sur quelques enjeux de la recherche dans ce domaine à l'aube du XXIe siècle. Un discours qui a soulevé des questions fondamentales sur l'avenir de la recherche et de l'enseignement universitaires dans le contexte de la mondialisation des marchés.

Prenant la parole quelques minutes seulement après le ministre de l'Éducation François Legault, qui réitérait dans son discours les avantages d'intégrer les notions de performance de l'entreprise privée au secteur de l'éducation, Yves Lenoir a annoncé d'entrée de jeu que son discours serait celui «d'un universitaire, qui prend en compte la perspective universitaire», et qu'il divergerait de celui du ministre Legault.

Yves Lenoir a commencé par retracer les grandes lignes de l'histoire de l'université moderne qui trouvait au siècle dernier sa légitimité dans sa fonction primordiale de transmission de la culture, c'est-à-dire du savoir libre, critique et unifié guidant l'action humaine. Il a ensuite décrit le nouveau modèle universitaire, dont les premières traces sont apparues à la fin du XIXe siècle et qui constitue actuellement la norme dans le contexte de mondialisation des marchés, qui oriente la formation supérieure vers la professionnalisation académique.

«L'université se caractérise alors par une orientation vocationnaliste, par une formation professionnalisante requérant le développement de savoirs pratiques et socialement utiles. Plutôt que de placer en priorité la recherche du vrai par la culture ou par la science, ce qui était le propre du modèle libéral et du modèle scientifique, l'université se met dorénavant au service du progrès social et procède, dans un même temps, à un glissement qui conduit à substituer à l'idée générale de culture une bureaucratisation généralisée», a-t-il exposé.

«L'université s'est modifiée substantiellement, sous l'impact du discours néolibéral, sous le poids des pressions économiques relayées par les pouvoirs politiques, et sous l'effet de la crise financière dont elle a été l'objet. Bill Readings (qui était professeur à l'Université de Montréal avant son décès en 1994) avance que ces facteurs, associés tout particulièrement au pouvoir croissant des grandes corporations transnationales, sont à la source du déclin de l'État-nation et par là, du concept de culture que les modèles antérieurs d'université avaient porté. À la place de l'Université de culture, fondamentalement nationale puisque conçue et supportée dans le cadre de l'État-nation, on discerne désormais l'Université bureaucratique de l'excellence. Ce nouveau modèle, qui s'épanouit en Amérique du Nord et qui, aujourd'hui, est parti à la conquête du monde, porté par une mondialisation en plein essor, se caractérise, si l'on veut bien suivre la pensée de Readings, par l'adhésion à un slogan, l'excellence.»

Yves Lenoir appuie cette argumentation par des exemples concrets comme l'image projetée par les universités québécoises, canadiennes et américaines sur leurs sites Internet, et le classement des universités canadiennes publié chaque année par le magazine Maclean's, en fonction de mesures quantitatives qui évacuent l'évaluation qualitative.

Le professeur-chercheur en éducation va plus loin et critique sévèrement ce nouveau modèle universitaire. «L'université de l'excellence serait-elle une organisation en devenir au service, non du peuple, mais des intérêts des grandes corporations qui visent à contrôler l'économie mondiale, à produire une culture de masse standardisée et consommable, et à contrôler les orientations politiques des États-nations? Il n'est donc pas étonnant que les chefs des pays les plus puissants du monde se soient réunis à Berlin avec, à leur agenda, la question de leurs relations avec les grandes corporations. Il ne s'agit pas seulement d'un désengagement de l'État, mais bien d'un recul de l'idéal démocratique, dû à la faiblesse du contrôle politique, du fait que les corporations transnationales, qui dictent de plus en plus les règles du jeu et qui ne sont guère préoccupées par les principes démocratiques, échappent aux pouvoirs étatiques nationaux.»

Face à ce nouveau modèle, le conférencier observe deux grandes tendances chez ses collègues universitaires, tendances qu'il se promet d'étudier plus à fond: ceux qui implorent le retour du modèle libéral et ceux qui s'inscrivent directement dans les orientations soutenues par l'Université de l'excellence, et qui tentent de tirer leur épingle du jeu dans le contexte de concurrence interuniversitaire.

Sans exclure le développement professionnel dans les universités, Yves Lenoir encourage le maintien d'un esprit critique par rapport à ces enjeux: «L'histoire nous montre abondamment que la liberté humaine ne se donne pas, elle s'acquiert. Sur le plan universitaire, plutôt que de verser dans un romantisme nostalgique ou d'accepter béatement les orientations instrumentalistes, il appartient aux universitaires et aux chercheurs en éducation de promouvoir leur responsabilité critique en tant qu'intellectuels, même si ce terme est parfois considéré aujourd'hui comme une tare sociale.»

Le texte intégral des discours prononcés lors du lancement du Congrès par le professeur Yves Lenoir, le recteur Pierre Reid et le ministre de l'Éducation, François Legault, sont disponibles sur Internet à l'adresse www.usherb.ca/amsewaer.

 

Les travaux du Congrès ont été lancés en
présence du ministre de l'Éducation du
Québec, François Legault, qui a réitéré
les avantages d'intégrer les notions de
performance au secteur de l'éducation.
Yves Lenoir (en mortaise), professeur-
chercheur à la Faculté d'éducation, a
tenu pour sa part un discours critique
relevant les effets pervers pour la société
de la philosophie de l'excellence appli-
quée au monde de l'éducation.

Photo SSE : Jacques Beauchesne