Une virulente dénonciation de l'art

des Maîtres anciens

Le Théâtre Ubu s'arrêtera à la Salle Maurice-O'Bready, le 11 mars, pour présenter Maîtres anciens. Récipiendaire de quatre trophées au gala des Masques, la pièce a surpassé toutes les autres productions présentées au Festival de théâtre des Amériques de 1995. Le Théâtre Ubu, dirigé par Denis Marleau depuis 1982 et composé d'excellents comédiens et comédiennes, vous subjuguera par le pouvoir des mots.

L'histoire des Maîtres anciens se déroule à un seul endroit : dans la salle d'un musée. Tous les jours depuis 30 ans, le philosophe et critique musical Reger se rend à la salle Bordone du Musée d'art ancien de Vienne et s'assoit des heures durant devant le tableau L'homme à la barbe blanche, de Tintoret. Il y rencontre son fidèle auditeur, le gardien Irrsigler, et Atzbacher, le narrateur personnifié de la pièce, qui l'écoutent lancer ses propos fielleux sur l'art, la philosophie et la religion. Reger dénonce l'imposture des artistes, des professeurs qui n'ont pas su lui faire oublier la mort de sa femme. Un appel à l'aide désespéré vibre imperceptiblement à travers le ton rageur de cet homme déçu par l'art, qu'il a étudié toute sa vie et qui, au moment le plus critique de son existence, l'abandonne, ne lui procurant aucun réconfort.

La production les Maîtres anciens n'a suscité que des éloges depuis sa toute première représentation. Il faut dire que cette pièce, adaptée du roman de l'écrivain autrichien Thomas Bernhard, est entre les mains de l'un des metteurs en scène les plus respectés au Québec et reconnus en Europe, Denis Marleau. Ce dernier n'a pas eu la tâche facile, puisque le roman de Thomas Bernhard ne comporte aucun paragraphe; unique en son genre aussi parce qu'il renferme des thèmes se répétant, s'étirant telle une musique en de multiples fragments. Tout au long du récit, Thomas Bernhard, ce misanthrope érudit à la plume acerbe, livre à travers la voix d'Atzbacher, le narrateur, toute sa haine contre l'art, la religion et même contre son pays natal, l'Autriche. D'ailleurs, ses personnages ont un immense besoin de parler pour exprimer leur angoisse profonde.

Le metteur en scène, qui a bien compris le caractère intime et désespéré de ce roman, a eu une idée de génie en attribuant à deux comédiens différents le rôle de Reger ainsi qu'à deux autres pour jouer Atzbacher. Ce procédé de dédoublement reflète à la fois la temporalité multiple du récit et les deux aspects de la personnalité de Reger et d'Atzbacher. Pierre Collin incarne le côté méprisant de Reger et Gabriel Gascon, le côté plus sensible à la nostalgie de l'amour du personnage. Pierre Lebeau et Henri Chassé interprètent chacun à leur tour un Atzbacher tantôt comique, tantôt sérieux.

Les critiques ne tarissent plus d'éloges sur la performance de Pierre Collin et de Pierre Lebeau, tenant respectivement les rôles de Reger et d'Atzbacher. Gabriel Gascon, Henri Chassé, Alexis Martin, ironique dans la peau du gardien du musée, et Marie Michaud, la seule femme de la pièce, nous livrent chacun à leur tour une interprétation à la hauteur de leur talent.

Le Théâtre Ubu, le théâtre du langage par excellence, connaît une consécration internationale tout à fait justifiée. L'équipe du Théâtre Ubu a participé au prestigieux Festival d'Avignon en juillet 1996. Avec les Maîtres anciens, une pièce très difficile à rendre sur scène, il a prouvé à nouveau qu'il possédait une maîtrise des mots et un savoir-faire incomparable. Le Théâtre Ubu et son directeur, Denis Marleau, poursuivent donc leur chemin, prêts à relever de nouveaux défis.

Marie Vézina