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Passion harmonieuse, passion obsessive

La passion du poker : où est la ligne à ne pas franchir?

Stéphane avait à peine 25 ans lorsqu’il s’est enlevé la vie. Quelques mois avant de commettre l’irréversible, sa compagne côtoyait un jeune homme agité, aux prises avec un immense malaise intérieur, croulant sous les dettes. Plus tard elle dira que Stéphane n’a pas su endiguer le flot d’une passion toujours plus dévorante pour le poker.

Le poker est le troisième jeu de hasard et d’argent préféré des Québécois, juste après les loteries et les machines à sous : près de 5% de la population adulte s’y adonne.  L’accessibilité toujours plus grande des jeux de hasard et d’argent favorise l’engouement des adeptes de poker, tout comme les pratiques médiatiques qui tendent à glorifier les champions de ce jeu plusieurs fois centenaire. Pour la majorité de ses amateurs, le poker est un loisir sans conséquence. Mais pour 9 à 17% des joueurs, ce loisir est devenu une obsession, source de problèmes sérieux : ces personnes en viennent à négliger leurs responsabilités familiales et professionnelles, divers conflits interpersonnels surviennent, et peuvent être aggravés par l’endettement. Comme Stéphane, elles sont devenues dépendantes du jeu.

Des joueurs pas comme les autres

De façon générale, on en sait aujourd’hui davantage sur les conditions qui contribuent au jeu problématique; ces précieux savoirs aident à concevoir des traitements et des campagnes de prévention toujours plus adaptés au vécu des amateurs de jeux de hasard et d’argent. Malheureusement, ces connaissances acquises ne sont pas adaptées à la réalité des joueurs de poker, qui se distinguent de plusieurs façons des «gamblers» en général.

En effet, les autres jeux ont, pour la plupart, peu d'intérêt à leurs yeux, puisqu’ils reposent sur le seul fait du hasard. Ils perçoivent le poker comme une activité bien plus valorisante, où l'habileté et la stratégie occupent une place très importante. Plus encore, ils se démarquent des autres joueurs par l’intensité investie dans la pratique de leur jeu.

Adèle Morvannou
Adèle Morvannou
Photo : fournie

«Ces caractéristiques des joueurs de poker telles que  la présence d’émotions fortes, la valeur accordée au jeu et l’identification à celui-ci, ce sont des critères essentiels à la définition du concept de passion», explique Adèle Morvannou, psychologue et finissante au doctorat en science de la santé, cheminement toxicomanie, à la Faculté de médecine et des sciences de la santé. La jeune femme signe la toute première recherche décrivant la passion qui anime, parfois à leurs dépens, les mordus de poker. Ses observations pourraient ouvrir une nouvelle voie d’exploration dans la prévention du jeu problématique.

La notion de passion

La passion est un phénomène partagé par une majorité d’individus pour un large spectre d’activités telles que le sport, la musique, la cuisine, le jeu, etc. On estime que 75% de la population éprouve une passion pour une ou plusieurs activités. Les spécialistes de la chose décrivent la passion comme une forte inclinaison pour un objet, une personne, un concept ou une activité spécifique profondément valorisée, suscitant un fort sentiment d’appartenance et d’identité, et qui entraîne un investissement de temps et d’énergie considérable sur une base régulière.

Le concept psychologique de passion appliqué à plusieurs secteurs d’activités a inspiré environ 100 publications scientifiques, fait remarquer Adèle Morvannou. Seulement 15 d’entre elles se sont penchées sur les liens entre la passion et les problèmes reliés aux jeux de hasard et d’argent. Or, aucune de ces recherches ne s’est intéressée au poker.

Mme Morvannou a entrepris d’examiner les relations entre deux types de passion - la passion harmonieuse et la passion obsessive - et la sévérité des problèmes de jeu parmi les adeptes de poker.  Et si le type de passion entretenue face au poker pouvait prédire les risques de conséquences fâcheuses dans la vie des joueurs?

Encadré : la passion obsessive et la passion harmonieuse
Selon le Modèle Dualiste de la Passion développé par le professeur Robert Vallerand de l’UQAM, et qui fait figure de référence en psychologie motivationnelle, il existe deux types de passion. «La passion obsessive représente ce puissant désir de faire l’activité qui en vient à contrôler la personne et à la rendre en quelque sorte esclave de l’activité qu’elle aime. En revanche, la passion harmonieuse représente un vif désir de faire l’activité mais qui demeure sous le contrôle de la personne. »

La recherche d’Adèle Morvannou se base sur des analyses issues de l’étude longitudinale sur les comportements de jeu parmi les joueurs de poker au Québec initiée en 2009 par la professeure en toxicomanie Magali Dufour, membre de la Chaire de toxicomanie de l’UdeS. Elle a été réalisée auprès d’un échantillon de 159 joueurs provenant de 16 régions du Québec. Dans la première phase de l’étude, les participants ont été rencontrés en personne à un an d’intervalle. Ils ont rempli des questionnaires pour évaluer leur passion du poker et les problèmes de jeu potentiels, ainsi que divers indices, comme jouer à d’autres jeux de hasard et d’argent, éprouver de l’anxiété et de l’impulsivité. Des analyses statistiques ont ensuite été réalisées pour déterminer l’influence des deux passions sur les problèmes de jeu. Dans une deuxième phase, 12 des 159 joueurs ont été rencontrés à nouveau pour recueillir leur point de vue. Une analyse visant à extraire les thèmes récurrents du discours des joueurs a également été effectuée.

Une piste sérieuse : la passion obsessive

Les résultats montrent que 37% des répondants sont à risque de verser dans la dépendance. «La passion dite obsessive est associée à un risque deux fois plus élevé d’avoir un problème de jeu, un an plus tard», relate la doctorante. Les amateurs de poker en ligne se montrent particulièrement vulnérables. En revanche,  la passion harmonieuse ne présente pas de risque significatif.

«Cela nous révèle, somme toute, que la plupart des amateurs de poker entretiennent  une passion harmonieuse. De plus, la passion obsessive est apparue comme étant le facteur de risque le plus fort, même après avoir contrôlé d’autres variables importantes tels que l’impulsivité et l’anxiété, précise Mme Morvannou.

Nous avons là une piste sérieuse, novatrice, qui n’a jamais été explorée jusqu’ici. Si nous arrivons à saisir les conditions, le moment de transition entre la passion harmonieuse et la passion obsessive, nous pourrons mettre au point des approches plus influentes pour encourager les joueurs à risque à se questionner sur leurs habitudes de jeu et le contrôle qu’ils en ont.

Pour Adèle Morvannou et l’équipe de la Chaire en toxicomanie, la passion est un concept qui résonne particulièrement fort auprès des amateurs de poker. À partir des conseils donnés par les joueurs, de nouvelles stratégies de jeu responsable pourraient être développées par les experts afin d’encourager la passion harmonieuse au poker, une passion équilibrée.